ELECTION POLITIQUE CITOYEN

HISTOIRE D'UN JOUR - 20 JANVIER 1946

Le coup de tonnerre de la démission de de Gaulle

Le 20 janvier 1946, Charles de Gaulle, figure emblématique de la Résistance et chef du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF), annonce sa démission. Ce geste retentissant, bien qu’anticipé par certains observateurs attentifs de la scène politique, marque un tournant décisif dans l’après-guerre en France. Pour en comprendre pleinement la portée, il faut replacer cet événement dans le contexte complexe de la reconstruction nationale et des tensions qui traversent la Quatrième République naissante.

Après la Libération de la France en 1944, Charles de Gaulle émerge comme l’homme providentiel. Fondateur du Comité français de Libération nationale et symbole de la continuité républicaine face au régime de Vichy, il incarne à la fois l’unité nationale et l’espoir d’un renouveau politique. Mais ces aspirations se heurtent à la réalité d’une France exsangue, divisée politiquement et économiquement ruinée par la guerre. Les élections municipales de 1945 et le référendum sur les institutions, organisés pour préparer l’émergence d’un nouveau régime, montrent déjà les profondes divergences entre les partis politiques majeurs : les communistes, les socialistes de la SFIO et les démocrates-chrétiens du MRP.

Ces forces politiques dominent l’Assemblée constituante, élue en octobre 1945. De Gaulle, quant à lui, plaide pour un État fort et stable. Convaincu que la France doit se doter d’institutions capables d’éviter les travers du parlementarisme à l’ancienne, il propose un régime présidentiel où le chef de l’État aurait une autorité équilibrant celle des partis. Mais les partis politiques, jaloux de leur pouvoir et déterminés à restaurer une république parlementaire classique, résistent à ses propositions. Les discussions constitutionnelles, de plus en plus tendues, se heurtent à une incompatibilité de visions.

Dans ce contexte, les relations entre de Gaulle et l’Assemblée constituante se détériorent rapidement. Les communistes, forts de leur prestige acquis dans la Résistance, prônent une radicalisation sociale et politique, tandis que le MRP cherche un compromis entre réformes et modération. De Gaulle, irrité par ce qu’il considère comme des marchandages stériles, refuse de devenir l’otage des partis. Il ne désire pas, dit-il, être « un chef sans pouvoir ou un décoratif en chef ». Le fossé se creuse irrémédiablement.

Le point de rupture est atteint en janvier 1946. L’Assemblée discute alors d’un projet de constitution inspiré par les principes de la Troisième République, mettant en avant une suprématie parlementaire marquée. Dans ce système, le Parlement, divisé en deux chambres, détiendrait l’essentiel des pouvoirs, reléguant l’exécutif à un rôle largement subordonné. Les ministres seraient directement responsables devant une majorité parlementaire, renforçant le contrôle des partis sur le gouvernement. Pour de Gaulle, cette architecture institutionnelle, en limitant fortement l'autorité de l'exécutif et en favorisant l’instabilité ministérielle, reproduirait les blocages qui avaient paralysé la France avant la guerre. Le 20 janvier, il décide de quitter ses fonctions, affirmant ne plus pouvoir cautionner un système qu’il estime voué à l’échec. Ce matin-là, Charles de Gaulle arrive à l'Hôtel Matignon avec une expression grave, trahissant l'ampleur de sa réflexion. Les membres de son gouvernement sont convoqués à une réunion exceptionnelle, au cours de laquelle il expose calmement mais fermement les raisons de sa décision. De Gaulle insiste sur son refus de cautionner un projet institutionnel qui, selon lui, condamne l’exécutif à l’impuissance et perpétue les erreurs passées.

Après cette déclaration, il rédige une lettre sobre et ferme, adressée à l’Assemblée constituante, dans laquelle il annonce officiellement sa démission. « Les conditions actuelles de l’exercice du pouvoir ne me permettent pas d’assumer plus longtemps ma tâche », écrit-il.

L’annonce de sa démission provoque une onde de choc. Les réactions politiques sont immédiates et intenses. Maurice Thorez, leader du Parti communiste, déclare que cette décision est « une manœuvre calculée pour discréditer l'Assemblée constituante et imposer une vision autoritaire de l’État ». De son côté, Georges Bidault, du MRP, exprime sa tristesse face à ce qu’il appelle « la perte d’un guide essentiel pour la reconstruction nationale ». Léon Blum, leader socialiste, adopte une position plus nuancée, qualifiant l’acte de « geste dramatique qui souligne l’urgence de réformer nos institutions, mais qui nous place face à une lourde responsabilité ». La presse, quant à elle, se divise : certains journaux applaudissent le courage de de Gaulle, tandis que d’autres critiquent un abandon en pleine crise politique. Pour ses partisans, elle est perçue comme un acte de courage et de lucidité face à l’immobilisme politique. Ses adversaires y voient une fuite ou un geste autoritaire. Quoi qu’il en soit, la France entre dans une nouvelle ère. Le gouvernement provisoire est confié à Félix Gouin, socialiste, un homme politique expérimenté et membre influent de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO). Ancien avocat, Gouin avait joué un rôle clé dans la Résistance en dirigeant la Délégation permanente des mouvements de résistance. À l’Assemblée constituante, il s’était distingué par sa modération et sa capacité à bâtir des compromis entre les forces politiques divergentes. Son mandat à la tête du gouvernement provisoire est marqué par l’effort de relancer l’économie française exsangue et de maintenir l’unité nationale, bien que l’absence de de Gaulle se fasse rapidement sentir. L’instabilité politique, ponctuée de crises ministérielles et de divisions internes, marquera la Quatrième République jusqu’à sa chute en 1958.

De Gaulle, de son côté, se retire temporairement de la vie politique et se consacre à l’écriture de ses Mémoires de guerre, un projet qu’il considère comme un acte de témoignage essentiel pour l’Histoire et une manière de poser les jalons de sa pensée politique. Pourtant, son influence reste prégnante dans le débat public. Lors de son discours de Bayeux en juin 1946, il expose une vision claire d’un État fort et stable : un président détenant des pouvoirs réels pour garantir l’efficacité de l’exécutif, tout en étant responsable devant la nation. « Le chef de l’État, nommé pour une durée fixe, doit disposer des moyens nécessaires pour remplir sa mission et ne pas dépendre des caprices des majorités parlementaires », affirme-t-il. Il insiste également sur la nécessité d’un pouvoir judiciaire indépendant et d’une administration efficace, déclarant : « L’autorégulation des partis ne suffit pas à garantir la cohésion nationale ; seule une autorité centrale forte, à l’écoute des aspirations du peuple, peut y parvenir. » Ce discours, largement commenté, sert de prélude à son retour triomphal en 1958, dans un contexte de crise politique et institutionnelle, et prépare l’émergence de la Cinquième République. Avec cette nouvelle constitution, de Gaulle réalise enfin son ambition de transformer les institutions françaises selon ses idéaux : une stabilité gouvernementale accrue et un pouvoir présidentiel affirmé au service de l’intérêt national.

L’épisode de janvier 1946 reste ainsi une pierre angulaire de l’histoire politique française. Il illustre la difficulté de concilier les aspirations individuelles d’un leader visionnaire avec les dynamiques complexes d’un système multipartite. Plus encore, il rappelle que les choix institutionnels sont étroitement liés à la stabilité et à l’avenir d’une nation. Les débats qui ont précédé et suivi cette démission résonnent encore dans le paysage politique français contemporain.

 

ARTICLES PRÉCÉDENTS
NECROLOGIE : Sam Nujoma : un leader inoubliable, une nation reconnaissante
NECROLOGIE : Sid Ahmed Ghozali, un pilier de l’Algérie s’éteint, laissant une nation en deuil
NECROLOGIE : Horst Köhler : Un homme d’honneur, un visionnaire au service du monde
NECROLOGIE : Julius Chan : un visionnaire entre grandeur et controverses, pilier de la Papouasie-Nouvelle-Guinée
HISTOIRE D'UN JOUR - 14 FEVRIER 1981 : Le jour où l'Espagne a choisi la liberté des liens
HISTOIRE D'UN JOUR - 13 FEVRIER 1960 : L’explosion qui a fait entrer la France dans le club nucléaire
HISTOIRE D'UN JOUR - 12 FEVRIER 1818 : Le serment de Talca : naissance d'un Chili libre
HISTOIRE D'UN JOUR - 11 FEVRIER 1929 : Un pacte pour la paix entre le trône et l’autel
ANNIVERSAIRE : Alexandre Millerand : l'architecte des premières grandes réformes sociales de la république française
HISTOIRE D'UN JOUR - 10 FEVRIER 1998 : 35 heures : l'histoire d'une réforme audacieuse et ses héritages politiques
HISTOIRE D'UN JOUR - 9 FEVRIER 1920 : Le jour où l’arctique devint un espace partagé : le Traité de Svalbard
HISTOIRE D'UN JOUR - 8 FEVRIER 1962 : Tragédie à Charonne, un tournant sanglant de la guerre d'Algérie
ANNIVERSAIRE : Alexandre Ribot : l’architecte de la République et gardien des libertés
HISTOIRE D'UN JOUR - 7 FEVRIER 1831 : Le serment d'une nation, la naissance de la Belgique libre
HISTOIRE D'UN JOUR - 6 FEVRIER 1998 : Une tragédie au cœur de la République : l'assassinat de Claude Erignac
ANNIVERSAIRE : Pierre Pflimlin : un artisan de la modernisation française et un pionnier de l'Europe unie