ELECTION POLITIQUE CITOYEN

HISTOIRE D'UN JOUR - 2 FEVRIER 1990

L'annonce de la fin de l'apartheid par Frederik de Klerk

Le 2 février 1990 marque une étape majeure dans l'histoire contemporaine de l'Afrique du Sud. Ce jour-là, Frederik Willem de Klerk, président sud-africain, annonce devant le Parlement à Le Cap une série de réformes politiques destinées à mettre fin à des décennies de ségrégation raciale et d'oppression institutionnalisée. Cette déclaration, attendue par certains, redoutée par d'autres, marque le début de la fin de l'apartheid, système de lois discriminatoires instauré en 1948 par le Parti national.

Pour comprendre l'ampleur de cette annonce, il faut replacer l'événement dans son contexte. L'apartheid, mot afrikaans signifiant "séparation", a structuré la société sud-africaine pendant près de quatre décennies, inscrivant la division raciale au cœur même des institutions. Ce système instaurait une hiérarchie raciale stricte, attribuant aux populations blanches un statut privilégié tandis que les populations noires, majoritaires, étaient reléguées à des zones géographiques limitées, dites "homelands", où les infrastructures étaient largement sous-développées. Ces populations étaient non seulement privées de leurs droits civiques et politiques, mais aussi soumises à un contrôle policier constant et à des violences systématiques. Toute tentative de contestation était écrasée avec brutalité, comme en témoignent les arrestations massives et les massacres de manifestants pacifiques. Dans ce cadre, le Congrès national africain (ANC) émerge comme le porte-flambeau de la résistance. Interdit en 1960 après le massacre de Sharpeville, l'ANC poursuit ses activités dans la clandestinité et à l'étranger. Nelson Mandela, son leader emblématique, est capturé en 1962 et condamné à la prison à vie l'année suivante, devenant le symbole vivant de la lutte contre l'oppression.

Cependant, au fil des décennies, les pressions internes et externes se sont intensifiées. À l'intérieur du pays, les soulèvements étudiants, comme ceux initiés par la révolte de Soweto en 1976, marquèrent un tournant dans la mobilisation contre l'apartheid. Ces émeutes furent provoquées par l'imposition de l'afrikaans comme langue d'enseignement dans les écoles noires, une mesure perçue comme une nouvelle humiliation. Des milliers de jeunes descendirent dans les rues pour défendre leur droit à l'éducation et furent accueillis par une répression sanglante. Cet épisode galvanisa une nouvelle génération de militants. Parallèlement, les grèves ouvrières des années 1980, portées par des syndicats comme le COSATU, mirent en lumière la force du mouvement de résistance dans les secteurs industriels vitaux. Ces actions collectives fragilisèrent la capacité du gouvernement à maintenir son contrôle.

Sur la scène internationale, les sanctions économiques et l'isolement diplomatique étaient devenus de puissants leviers contre le régime. Les embargos sur les armes imposés par l'ONU et les restrictions commerciales, adoptées par plusieurs pays occidentaux, accélérèrent la dégradation de l'économie sud-africaine. Dans les années 1980, les institutions financières internationales commencèrent à retirer leurs investissements, augmentant le chômage et exacerbant une crise économique profonde. La pression des mouvements anti-apartheid, notamment en Europe et aux États-Unis, réussit à mobiliser des opinions publiques contre le régime, renforçant l'idée que le maintien de l'apartheid était non seulement injuste, mais également intenable.

C'est dans ce contexte d'impasse politique et économique que Frederik de Klerk émerge comme une figure clé du changement. Élu à la présidence en septembre 1989, il surprend tant ses opposants que ses partisans par sa volonté de dialogue et de réformes. Le discours du 2 février 1990 est à la fois audacieux et historique. Avec un ton ferme mais résolument conciliant, De Klerk y déclare : « L'heure est venue de changer fondamentalement le cours de notre pays vers la justice pour tous », marquant ainsi son engagement envers une société démocratique. Il annonce également la levée de l'interdiction de l'ANC et d'autres organisations politiques. Soulignant la nécessité de la réconciliation, il affirme que « la normalisation de la vie politique est essentielle pour le dialogue national et pour la paix ». En outre, il promet la libération imminente de Nelson Mandela, qualifiant cet acte de « geste indispensable pour créer une nouvelle Afrique du Sud unie ». Enfin, il déclare : « Nous devons éliminer tout ce qui empêche notre peuple de s'unir et tourner la page des divisions ».

Les réactions au sein du Parlement furent variées et illustrèrent les profondes divisions de la société sud-africaine. Les membres du Parti national, habitués à un discours conservateur, furent partagés entre stupeur et appréhension. Certains, comme les réformateurs modérés, accueillirent l'initiative avec un optimisme prudent, reconnaissant que la survie économique et politique du pays passait par une telle transition. D'autres, plus conservateurs ou proches des milieux ultranationalistes, exprimèrent ouvertement leur colère et leur sentiment de trahison, accusant De Klerk de capituler face aux pressions internationales.

Du côté de l'opposition, notamment chez les députés représentant les communautés non blanches, les réactions oscillèrent entre scepticisme et espoir. Si certains louèrent la portée historique des annonces, beaucoup soulignèrent le chemin encore à parcourir pour démanteler concrètement l'apartheid. Le discours fut aussi marqué par des interruptions et des murmures désapprobateurs, témoignant des tensions qui régnaient dans l'assemblée. Ce moment fut le reflet de l'état de la nation : divisée, mais sur le point de s'engager dans un processus de transformation.

Cette annonce suscite des réactions mitigées. Pour la majorité noire, elle représente une victoire méritée mais insuffisante. Les militants de l'ANC, bien que soulagés, restent prudents, exigeant des garanties quant à la mise en œuvre réelle des réformes. Les manifestations de joie se multiplient dans plusieurs quartiers noirs, notamment à Soweto et Alexandra, où les habitants, bien que sceptiques, saluent la promesse d'une nouvelle ère. Des milliers de personnes se rassemblent dans les rues, scandant des slogans tels que « Amandla! » (« Le pouvoir au peuple! ») tout en dansant au son des chants de lutte traditionnels. Winnie Mandela, alors une figure de proue de la lutte anti-apartheid, déclare : « Cette annonce est une avancée, mais le combat pour la liberté totale continue. Nous ne nous arrêterons pas tant que notre peuple ne sera pas libre. »

Cependant, ces manifestations sont parfois entachées par des violences sporadiques, révélant les tensions profondes entre groupes communautaires. Certains affrontements éclatent entre militants noirs et les forces de l'ordre, provoquant des blessés et des arrestations. En parallèle, des groupes extrémistes blancs organisent des contre-manifestations, exacerbant les craintes d'une possible escalade de la violence.

Du côté de la minorité blanche, les avis divergent. Si certains soutiennent de Klerk, convaincus que la transition est inévitable pour sauver le pays d'un effondrement économique et politique, d'autres, notamment les ultranationalistes, crient à la trahison. Des rassemblements sont organisés dans plusieurs bastions conservateurs, comme Pretoria et Bloemfontein, où les rues sont envahies par des manifestants en colère brandissant le drapeau du Parti national et des pancartes accusant De Klerk de "sacrifier la race blanche". Ces rassemblements, bien que majoritairement pacifiques, sont émaillés de discours incendiaires.

Eugène Terre'Blanche, leader de l'Afrikaner Weerstandsbeweging (AWB), dénonce publiquement le président en affirmant : « De Klerk trahit le sang de nos ancêtres. Nous ne céderons pas notre patrie à ceux qui cherchent à nous détruire. » Ce genre de propos résonne dans les cercles ultraconservateurs, alimentant la peur et la résistance. Certains manifestants jurent de lutter par tous les moyens pour préserver leur domination historique, tandis que d'autres évoquent la possibilité de former des enclaves autonomes pour se protéger d'un futur qu'ils jugent menaçant.

Les mois qui suivent sont marqués par des négociations ardues entre le gouvernement et les différents acteurs politiques. Les violences communautaires, alimentées par des tensions historiques et des stratégies de déstabilisation, menacent de compromettre le processus. Néanmoins, la libération de Nelson Mandela le 11 février 1990 est un moment de jubilation nationale et internationale. Ce jour-là, Mandela quitte la prison de Victor Verster sous les acclamations d'une foule immense rassemblée pour l'accueillir. Des milliers de Sud-Africains, noirs et blancs, se rassemblent sur les routes et à travers les villes, dansant, chantant et agitant des drapeaux de l'ANC.

Dans un discours prononcé devant une foule euphorique sur la grande place de Cape Town, Mandela déclare : « J'ai lutté contre la domination blanche et j'ai lutté contre la domination noire. Je chéris l'idéal d'une société démocratique et libre dans laquelle toutes les personnes vivent ensemble en harmonie et avec des chances égales. C'est un idéal pour lequel j'espère vivre et que j'espère atteindre. Mais si cela est nécessaire, c'est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir. »

Ce discours, empreint de résolution et d'espoir, résonne dans tout le pays et au-delà. Il symbolise l'engagement de Mandela envers une transition pacifique, tout en renforçant l'espoir d'une paix durable et d'une véritable transformation en Afrique du Sud.

En 1991, les lois les plus emblématiques de l'apartheid, comme la loi sur l'enregistrement de la population et celle interdisant les mariages mixtes, sont abrogées. Le chemin vers la démocratie reste toutefois semé d'embûches. Ce n'est qu'en avril 1994 que l'Afrique du Sud organise ses premières élections libres et multiraciales, consacrant Nelson Mandela comme président. Frederik de Klerk, quant à lui, continue de jouer un rôle clé dans la transition en tant que vice-président du gouvernement d'union nationale.

La fin d'une époque est marquée par le décès de Nelson Mandela le 5 décembre 2013 à l'âge de 95 ans. Son départ est salué par des hommages planétaires, témoignant de l'impact universel de son combat pour la liberté et la réconciliation. Frederik de Klerk, dernier président de l'Afrique du Sud sous l'apartheid, s'éteint quant à lui le 11 novembre 2021, à 85 ans. Bien que controversé pour son passé, il reste reconnu pour son rôle décisif dans la transition démocratique. Ces disparitions incarnent la fin d'une époque et laissent une empreinte indélébile dans l'histoire de l'Afrique du Sud et du monde.

L'annonce du 2 février 1990 reste une date fondatrice dans l'histoire sud-africaine. Elle incarne le début d'une transformation profonde, passant d'un régime d'oppression à une société ouverte et inclusive. Ce processus, bien que jalonné de tensions et de sacrifices, demeure un exemple puissant de la capacité des nations à surmonter leurs divisions pour construire un avenir commun.

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