Le 8 février 1962, Paris plonge dans une soirée de violences qui marquera durablement les esprits. Ce jour-là, une manifestation pacifique contre l'Organisation de l'armée secrète (OAS) et la guerre d'Algérie tourne au drame à la station de métro Charonne. Neuf personnes perdent la vie sous les coups d'une répression brutale, révélant au grand jour les tensions profondes qui agitent la France en cette fin de guerre coloniale.
En 1962, la guerre d’Algérie entre dans sa huitième année. Cette guerre d’indépendance, commencée en 1954, divise la société française entre les partisans de l'indépendance algérienne et les défenseurs d'une Algérie française. La fatigue générale découlant d'un conflit qui s’éternise s'ajoute aux tensions économiques et sociales de la métropole. Pendant ce temps, les Accords d’Evian, qui devraient mettre fin à la guerre, avancent difficilement sous l’œil attentif d’une population déchirée par des passions contraires. Cependant, l’Organisation de l’armée secrète (OAS), résolument opposée à l'indépendance, mène une véritable campagne de terreur.
Cette organisation clandestine, composée d'anciens militaires, de civils radicalisés et de sympathisants de l'Algérie française, sème la peur avec une multiplication d'attentats en Algérie et sur le sol français. Les explosions, les assassinats ciblés et les menaces constantes créent un climat de suspicion et d'angoisse. Ces actes, souvent aveugles, touchent des civils innocents et suscitent l'indignation d'une partie grandissante de la population.
Pour la gauche politique et les syndicats, l'OAS incarne une menace directe non seulement pour la paix, mais aussi pour les principes fondamentaux de la République. Dans ce contexte, les appels à manifester se multiplient, portés par une volonté de mettre un terme à la violence et d'appuyer la négociation d'une sortie honorable du conflit.
C’est dans ce climat d’effervescence politique que le Parti communiste français (PCF), la Confédération générale du travail (CGT) et d’autres organisations appellent à une mobilisation le 8 février 1962. L'objectif est clair : dénoncer l'OAS, condamner la guerre d'Algérie et exiger la paix.
Dès le début de la journée, les forces de l’ordre se mettent en place, préparant un dispositif imposant pour contenir les manifestants. Les autorités, craignant un embrasement, interdisent officiellement la manifestation. Pourtant, les organisateurs restent fermes sur leur appel, convaincus de l’urgence de leur message. En fin d'après-midi, défiant l’interdiction, des milliers de personnes convergent vers la place de la Bastille, bravant le froid hivernal et la menace de la répression.
Les cortèges se forment dans une ambiance tendue mais résolue. Les manifestants, pour la plupart pacifiques, scandent des slogans anti-OAS et pour la paix en Algérie. Beaucoup arborent des pancartes, dénonçant la violence et l’escalade meurtrière. À mesure que les groupes avancent, la police commence à bloquer les principales artères menant à la Bastille. La tension monte progressivement alors que des dispersions brutales sont signalées dès les premiers regroupements.
Vers 18 heures, les forces de l’ordre, sous les ordres du préfet Maurice Papon, intensifient leur présence, quadrillant les environs de la place. Des bousculades éclatent alors que des manifestants tentent de contourner les barrages policiers pour atteindre leur destination. Certains groupes, déterminés, se regroupent aux abords des boulevards proches de la station de métro Charonne. C’est là, peu avant 19 heures, que la situation dégénère irrémédiablement.
Les CRS et gardes mobiles procèdent à des charges à la matraque et lancent des grenades lacrymogènes pour disperser les manifestants. La panique s’installe rapidement, surtout parmi les familles et les personnes venues en solidarité. Malgré les appels au calme, les forces de l'ordre poursuivent leur offensive, accentuant la confusion et la peur dans les rangs des protestataires. En cherchant refuge, beaucoup se retrouvent coincés dans les escaliers de la station de métro Charonne, un espace qui devient rapidement un piège mortel.
La police, placée sous les ordres du préfet Maurice Papon, se déploie massivement pour empêcher les cortèges de se former. Papon, ancien collaborateur sous Vichy, est déjà une figure controversée, critiqué pour sa gestion autoritaire et son recours répété à la violence. Les forces de l'ordre quadrillent le secteur et procèdent à des dispersions brutales. Vers 19 heures, à proximité de la station de métro Charonne, des affrontements éclatent entre manifestants et policiers.
C’est là que se produit l’irruption tragique. Les CRS et les gardes mobiles, sur les ordres du préfet Maurice Papon, lancent une charge d’une extrême violence. Les matraques s’abattent sans distinction, et les grenades lacrymogènes ainsi que les bombes assourdissantes remplissent l’air d’une fumée étouffante. La foule, terrifiée, tente de fuir, mais les policiers ferment les issues stratégiques, exacerbant la panique.
Dans cette cohue indescriptible, des dizaines de manifestants cherchent désespérément refuge dans l’escalier exigu de la station de métro Charonne. Cet espace, conçu pour abriter des passants, devient en quelques instants une trappe mortelle. Les policiers, loin de ralentir leur offensive, continuent de pousser la foule vers cet entonnoir. Les corps s’empilent, les cris se mêlent aux gémissements, et les fumées toxiques aggravent encore l’asphyxie. Les scènes de violence, marquées par une absence totale de contrôle, reflètent la dureté de la répression.
Lorsque la fumée se dissipe, le bilan humain est terrible. Neuf manifestants perdent la vie dans des conditions atroces : piétinements, suffocations ou blessures graves. Parmi eux, plusieurs sont des militants de la CGT, venus manifester pour leurs convictions. La plus jeune victime, Daniel Féry, n’a que 15 ans, incarnant l’innocence brisée par une soirée de violence démesurée.
L’événement suscite une onde de choc immédiate. Le lendemain, la presse révèle l’ampleur du drame. Les images des morts et des blessés choquent une opinion publique déjà éprouvée par des années de guerre. Pour la gauche et les organisations syndicales, la répression de Charonne illustre le glissement autoritaire de l’État sous la Cinquième République. Le préfet Papon devient la cible des critiques. Les manifestations de protestation se multiplient dans les jours qui suivent, culminant avec les funérailles des victimes, le 13 février. Ces obsèques, transformées en une immense démonstration de force, rassemblent des centaines de milliers de personnes dans un silence solennel.
Sur le plan politique, l’affaire Charonne renforce les tensions entre les partisans d’une paix négociée en Algérie et les opposants à l'indépendance. Elle contribue à affaiblir le régime de De Gaulle aux yeux de certains, bien que celui-ci reste fermement engagé sur la voie des Accords d'Evian. Ces derniers seront signés le mois suivant, en mars 1962, ouvrant la voie au cessez-le-feu et à l'indépendance de l'Algérie en juillet. Toutefois, pour les familles des victimes de Charonne, le traumatisme demeure vivace. La reconnaissance officielle de cette tragédie par les autorités françaises mettra des décennies à se concrétiser. En 2007, une plaque commémorative est enfin inaugurée à la station Charonne.
Le 8 février 1962 reste un symbole puissant des luttes sociales et politiques de l'époque. Il rappelle les fractures profondes provoquées par la décolonisation, mais aussi les sacrifices de ceux qui, au prix de leur vie, ont contesté un ordre jugé injuste. Cette soirée tragique s'inscrit dans une chronologie plus large, celle d'une France en quête de justice, de paix et de réconciliation avec son passé colonial.