ELECTION POLITIQUE CITOYEN

HISTOIRE D'UN JOUR - 16 MARS 1978

Aldo Moro, l'otage sacrifié de la démocratie italienne

16 mars 1978. En ce jour, l'Italie s'apprête à vivre l'un des moments les plus dramatiques de son histoire politique. À Rome, alors que le pays est en pleine effervescence politique, Aldo Moro, figure emblématique de la Démocratie chrétienne et ancien chef du gouvernement, est enlevé par les Brigades rouges, un groupe d'extrême gauche radical. Cet événement marquera durablement l'Italie et symbolisera la violence des "années de plomb".

L'enlèvement d'Aldo Moro intervient au moment où la Démocratie chrétienne, dirigée par Moro, s'apprête à former un gouvernement avec le Parti communiste italien dans ce qui devait être le "compromis historique". Depuis l'après-guerre, la Démocratie chrétienne domine la scène politique italienne, mais la montée du Parti communiste, alors le plus puissant d'Europe occidentale, pousse Aldo Moro à envisager une alliance permettant de stabiliser le pays face aux tensions sociales et économiques grandissantes. Cette stratégie, soutenue par Moro, suscite l'opposition de nombreux secteurs, notamment des États-Unis et de l'OTAN, qui craignent une influence soviétique accrue en Italie.

Les Brigades rouges, quant à elles, perçoivent ce rapprochement comme une tentative d'intégrer le Parti communiste dans le système capitaliste qu'elles combattent. Elles estiment que le "compromis historique" neutraliserait la gauche révolutionnaire en l'absorbant dans les institutions qu'elles jugent corrompues. C'est dans ce contexte que, le 16 mars, au matin, Aldo Moro quitte son domicile pour rejoindre le Parlement. Il est environ 9h du matin lorsqu'il monte dans sa Fiat 130, accompagné de cinq membres de son escorte personnelle, composée de carabiniers et d'agents de la police.

Peu après avoir quitté son domicile, le convoi s'engage via Mario Fani, une rue étroite du nord-ouest de Rome. Alors que les véhicules ralentissent à un stop, un commando d'au moins douze membres des Brigades rouges, déguisés en officiers de la compagnie aérienne Alitalia, surgit soudainement. Une Fiat 128 blanche bloque la route devant le convoi, tandis qu'une autre se place derrière pour empêcher toute fuite.

Le commando ouvre alors un feu nourri à bout portant avec des armes automatiques. En l'espace de quelques secondes, les cinq agents de sécurité d'Aldo Moro sont abattus, criblés de balles. Les Brigades rouges agissent avec une coordination quasi militaire : certains membres couvrent la rue, d'autres s'assurent qu'aucun témoin ne puisse intervenir, tandis qu'un groupe extrait rapidement Aldo Moro de son véhicule. Il est forcé de monter dans une voiture qui démarre immédiatement en trombe, disparaissant avant l'arrivée des forces de l'ordre.

L'opération, minutieusement préparée, ne dure pas plus de trois minutes. Ce qui devait être une journée politique cruciale pour Moro et la mise en place du "compromis historique" devient en un instant le début d'une crise nationale sans précédent. L'Italie entière est sous le choc : un ancien chef du gouvernement vient d'être enlevé en plein cœur de Rome, dans une attaque d'une violence extrême et d'une précision implacable.

Commence alors une période de 55 jours de captivité pendant laquelle les Brigades rouges font pression sur le gouvernement italien. Elles exigent la libération de prisonniers en échange de Moro, mais les autorités refusent toute négociation, adoptant une ligne dure dictée par le principe de ne jamais céder face au terrorisme.

Dès l’annonce de l’enlèvement, le gouvernement italien, dirigé par Giulio Andreotti, se réunit en urgence. Tandis que certains membres de la Démocratie chrétienne prônent une fermeté absolue, d'autres, plus proches de Moro, sont favorables à une ouverture vers une négociation discrète. Le Parti communiste italien, alors en pleine tentative de rapprochement avec le pouvoir, se range immédiatement du côté du gouvernement et condamne fermement les Brigades rouges, considérées comme des ennemis du peuple.

Au sein du Vatican, le pape Paul VI, ami personnel de Moro, tente une médiation humanitaire et adresse un appel public implorant la libération du captif. Mais l’exécutif maintient son intransigeance, refusant toute concession. Pendant ce temps, la police et les services secrets italiens lancent une gigantesque opération de recherche, multipliant les perquisitions et les arrestations, mais sans parvenir à localiser la cache des ravisseurs.

Aldo Moro, depuis sa cellule de détention clandestine, écrit des lettres poignantes à ses proches et aux dirigeants de son parti. Dans l'une de ses lettres les plus célèbres adressées à sa famille, il exprime son désespoir : "Je voudrais comprendre, avec mes faibles forces, comment mon sacrifice peut être utile à l'État. Je voudrais que l'on comprenne que ma vie a encore une valeur et que je ne suis pas un objet que l'on peut abandonner." Il implore également ses collègues politiques de négocier avec ses ravisseurs : "Je vous en prie, ne laissez pas la rigidité idéologique conduire à ma mort. Un homme n’est pas une institution, un homme peut être sauvé."

Il critique violemment l’attitude inflexible du gouvernement, notamment Giulio Andreotti et la Démocratie chrétienne, leur reprochant leur indifférence face à son sort. "Vous me sacrifiez sur l’autel d’une prétendue fermeté. Mais quelle fermeté y a-t-il dans l’abandon d’un ami, d’un compagnon de route ?" écrit-il. Son isolement et sa détresse transparaissent dans ces écrits, qui seront plus tard publiés, révélant un homme abandonné par ses pairs.

Chaque nouvelle lettre accentue la pression sur les dirigeants italiens, mais ceux-ci restent inébranlables, de peur que toute négociation n’encourage d'autres actes terroristes. Même le pape Paul VI, qui tente une médiation, en vient à écrire aux ravisseurs : "Je vous demande, à genoux, libérez Aldo Moro sans condition." Mais les Brigades rouges restent inflexibles, et le gouvernement maintient sa ligne dure, condamnant ainsi Moro à un destin tragique.

Le climat politique devient de plus en plus tendu, et l'opinion publique se divise : certains réclament un dialogue pour sauver Moro, tandis que d'autres appuient la fermeté gouvernementale. Les manifestations se multiplient dans les rues italiennes, et les médias relaient quotidiennement les ultimatums des Brigades rouges, accentuant la crise. Malgré toutes les pressions, la décision est prise de ne pas infléchir la ligne officielle, condamnant ainsi Aldo Moro à un destin tragique.

Le 9 mai 1978, après 55 jours de captivité, les Brigades rouges exécutent Aldo Moro. À l’aube, ils lui annoncent son sort et lui demandent de revêtir un costume propre pour ce qu'ils appellent un "procès révolutionnaire". Quelques heures plus tard, il est conduit dans une cave où il est exécuté de plusieurs balles en plein cœur. Son corps est ensuite placé dans le coffre d'une Renault 4 rouge, qui est déposée via Caetani, une rue au symbolisme puissant, située entre le siège de la Démocratie chrétienne et celui du Parti communiste, comme un message direct aux acteurs du "compromis historique".

Lorsque la voiture est découverte en début d’après-midi, l’Italie est sous le choc. Giulio Andreotti, le président du Conseil, annonce la nouvelle en plein Parlement, interrompant brutalement une session politique. Le pape Paul VI, qui avait tant plaidé pour sa libération, exprime son immense tristesse et célèbre une messe en son honneur.

Le 13 mai 1978, les funérailles d’Aldo Moro se déroulent dans la basilique Saint-Jean-de-Latran à Rome. Conformément aux souhaits de sa famille, elles ne prennent pas la forme de funérailles d’État, traduisant une volonté d’intimité et de protestation implicite contre le gouvernement. Une foule immense, composée de milliers d’Italiens anonymes et de personnalités politiques, se masse aux abords de la basilique pour rendre un dernier hommage à celui qui incarnait l’espoir d’un compromis politique en Italie.

Le cercueil, porté par des proches, traverse lentement l’édifice tandis que résonnent des chants liturgiques. L’absence des plus hauts dirigeants de la Démocratie chrétienne est remarquée et suscite la controverse, certains y voyant un ultime abandon de Moro par son propre camp. Le pape Paul VI, profondément ému, prononce une oraison funèbre bouleversante, dénonçant la violence et l’indifférence qui ont conduit à la mort de son ami. Il déclare notamment : "Cet homme a été abandonné par ceux qui auraient pu le sauver."

Au sein de la foule, le recueillement se mêle à la colère. Certains manifestants crient leur indignation contre la ligne dure du gouvernement, tandis que d’autres considèrent que la fermeté était la seule réponse possible au terrorisme. Cet assassinat signe la fin de toute tentative de compromis entre les grandes forces politiques du pays et marque un tournant définitif dans la lutte contre le terrorisme en Italie.

Les conséquences de cet enlèvement sont profondes. Il symbolise l'apogée de la violence politique en Italie et marque le déclin des Brigades rouges, traquées par les forces de l'ordre. Le rêve de Moro d'une stabilisation du pays grâce à une coalition entre chrétiens-démocrates et communistes s'évanouit avec lui, et l'Italie entre dans une nouvelle phase de son histoire politique, marquée par une lutte accrue contre le terrorisme.

Cet épisode reste aujourd'hui un tournant tragique, révélateur des tensions profondes qui animaient l'Italie des années 1970. L'affaire Aldo Moro continue de susciter débats et théories, interrogeant les choix du gouvernement de l'époque et les véritables enjeux de ce drame national.

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