Le 22 mars 1968, un groupe d'étudiants de l'université de Nanterre, mené par Daniel Cohn-Bendit et d'autres militants d'extrême gauche, occupe une salle de cours en signe de contestation contre la société de consommation et l'autorité universitaire. Ce mouvement, connu sous le nom de "Mouvement du 22 Mars", marque le point de départ d'une série de manifestations et de revendications qui aboutiront, quelques semaines plus tard, aux événements de Mai 68.
Le contexte de cette occupation est celui d'une France en mutation. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le pays a connu une forte croissance économique et une modernisation rapide sous l'effet des "Trente Glorieuses". Cependant, cette prospérité ne profite pas à tous de manière égale. Le plein emploi et la hausse du niveau de vie masquent des inégalités persistantes, notamment entre les générations et entre les classes sociales. Une partie de la jeunesse, notamment universitaire, ressent une frustration grandissante face à une société jugée rigide, patriarcale et autoritaire, où les perspectives d'évolution semblent limitées par des structures conservatrices.
L'université de Nanterre elle-même est le reflet de ces tensions. Créée en périphérie de Paris pour faire face à l'explosion démographique des étudiants, elle représente l'un des symboles d'un enseignement supérieur en pleine expansion mais souvent inadapté aux aspirations des jeunes. L'architecture froide et fonctionnelle de ce campus excentré illustre une certaine déshumanisation de l'enseignement, où la massification des effectifs s'accompagne d'un encadrement insuffisant et d'un manque d'espaces de sociabilisation. Cette situation nourrit un malaise profond parmi les étudiants, qui dénoncent un système universitaire perçu comme une simple machine à produire des diplômés sans réelle prise en compte de leurs besoins et de leurs attentes citoyennes. Ce contexte explosif fait de Nanterre un terreau fertile à la contestation.
Les revendications des étudiants du Mouvement du 22 Mars portent d'abord sur des questions universitaires, comme la mixité dans les résidences universitaires et la réforme de l'enseignement. Mais elles prennent rapidement une dimension plus politique, en s'inscrivant dans un rejet global du capitalisme et du gaullisme. Ce mouvement se nourrit aussi de l'influence des courants contestataires internationaux : la guerre du Vietnam, les mouvements pour les droits civiques aux États-Unis et la montée des idées libertaires en Europe nourrissent les discours et les aspirations des étudiants français.
Le 22 mars 1968, la journée commence par une série de discussions informelles entre étudiants, irrités par l'interdiction faite à l'un d'entre eux, Serge July, de se présenter devant une commission disciplinaire. En début d'après-midi, un groupe d'environ 150 étudiants décide d'occuper la salle du conseil de l'université de Nanterre. Parmi eux, Daniel Cohn-Bendit s'impose rapidement comme une figure centrale du mouvement, prônant une action directe contre les structures autoritaires. Il lance alors : "Nous refusons d'être une jeunesse docile, nous voulons un monde sans hiérarchie, sans oppression !" Ces paroles enflammées galvanisent les étudiants présents et posent les bases d'une contestation qui ne fera que croître dans les semaines suivantes.
Les débats s'enchaînent dans une atmosphère électrique. Les étudiants dénoncent la répression des mouvements contestataires, le fonctionnement rigide de l'université et le rôle du gouvernement gaulliste dans la perpétuation d'un ordre social inégalitaire. Les discussions donnent naissance à une série de revendications, allant de la démocratisation de l'enseignement à une remise en cause plus large de la société de consommation.
Face à cette occupation, les autorités universitaires choisissent de ne pas intervenir immédiatement. Après plusieurs heures de débats et de prises de parole, les étudiants quittent volontairement les lieux en soirée, conscients d'avoir amorcé un mouvement plus large. L'événement fait rapidement écho au sein des autres universités, en particulier à la Sorbonne, et marque le début d'une contestation qui culminera en mai 1968.
Dans les semaines qui suivent, les tensions s'intensifient. Le climat est marqué par des assemblées générales de plus en plus fréquentées et des actions symboliques multipliées par les étudiants pour attirer l'attention sur leurs revendications. Les autorités universitaires et politiques adoptent une attitude oscillant entre fermeté et hésitation, contribuant ainsi à alimenter la colère et l'engagement des jeunes militants.
En mai 1968, la situation atteint un point critique avec la fermeture de l'université de Nanterre. Cette décision radicale est perçue comme une provocation et entraîne la mobilisation massive des étudiants, qui décident de porter leur contestation au cœur de Paris, à la Sorbonne. La répression policière est immédiate et brutale, avec des charges contre les manifestants, des arrestations en nombre et des affrontements qui dégénèrent en véritables batailles de rue. Les images des étudiants matraqués et des barricades érigées dans le Quartier latin marquent profondément l'opinion publique et suscitent une indignation croissante.
Très vite, le mouvement dépasse le cadre universitaire. Les lycéens rejoignent les rangs des contestataires, suivis par des intellectuels et des artistes qui apportent leur soutien à la jeunesse en lutte. Puis, à partir du 13 mai, un tournant décisif s'opère lorsque les ouvriers entrent dans la danse avec une série de grèves spontanées. Ce qui n'était qu'une révolte étudiante devient alors une crise sociale et politique d'une ampleur inédite, ébranlant les fondements du pouvoir gaulliste et menaçant le statu quo établi depuis la Libération.
Face à cette montée en puissance du mouvement, le président Charles de Gaulle réagit avec fermeté, déclarant : "La réforme, oui ; la chienlit, non !" Cette phrase emblématique traduit son rejet de ce qu'il perçoit comme un désordre généralisé, tout en marquant son refus de céder aux pressions révolutionnaires. De son côté, Georges Pompidou, alors Premier ministre, adopte une posture plus conciliante en affirmant : "Il faut savoir terminer une grève." Cette déclaration, qui interviendra plus tard dans le contexte des négociations avec les syndicats, illustre la volonté du gouvernement de trouver une issue à la crise sociale tout en préservant la stabilité politique.
Le Mouvement du 22 Mars, bien que limité dans sa taille initiale, a ainsi joué un rôle crucial dans le déclenchement de Mai 68. Il a catalysé une contestation qui couvait depuis plusieurs années et qui s'est ensuite étendue à l'ensemble du pays, marquant durablement la société française. Ses idéaux de liberté, d'émancipation et de remise en question de l'ordre établi résonnent encore aujourd'hui, trouvant un écho quasi filial dans les mouvements de contestation actuels.
En 2025, les luttes contre les inégalités sociales, la précarité et les dérives autoritaires rappellent celles portées par les étudiants de 1968. La gauche contemporaine, bien que fragmentée, s'inscrit dans cet héritage en poursuivant un combat contre un capitalisme jugé oppressif et un État perçu comme rigide et centralisateur. Les manifestations contre la réforme des retraites, la crise écologique et les revendications féministes s'inspirent directement de cet esprit de révolte, témoignant d'une continuité historique entre le Mouvement du 22 Mars et les nouvelles générations de militants. Ainsi, l'histoire du 22 mars 1968 ne se limite pas à un événement figé dans le passé, mais demeure une source d'inspiration et de mobilisation pour les luttes présentes et à venir.