L’aube du 21 avril 1967 se lève sur une Grèce tourmentée, marquée par des années de tensions politiques, de rivalités entre monarchistes et républicains, et d’instabilités institutionnelles. Dans ce climat électrique, une junte militaire dirigée par le colonel Georgios Papadopoulos orchestre un coup d’État foudroyant qui désactive le pouvoir civil en quelques heures. Le pays bascule alors dans une dictature militaire qui durera près de sept ans, bouleversant les équilibres internes, mais aussi la position de la Grèce sur la scène internationale.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Grèce reste prisonnière d’un passé douloureux : l’occupation nazie, la guerre civile (1946-1949) opposant communistes et royalistes, puis la reconstruction dans un climat de méfiance et de peur. Ce conflit fratricide, l’un des premiers théâtres de la guerre froide, laisse une société déchirée et des institutions fragiles. La victoire des royalistes, soutenus militairement et financièrement par les Britanniques puis les Américains, ancre le pays dans le camp occidental. Mais cette intégration s’accompagne d’un contrôle idéologique étroit : les partis de gauche sont écartés, les anciens résistants communistes sont exilés ou internés, les syndicats muselés.
La Grèce démocratique qui émerge dans les années 1950 est donc une démocratie sous tutelle, marquée par la peur du "péril rouge" et par une classe politique divisée entre une droite autoritaire et une gauche interdite de rôle institutionnel. L’armée, elle, prend de plus en plus d’importance comme garant de l’ordre national, alors même que les tensions sociales s’accumulent : exode rural, urbanisation rapide, inégalités criantes.
Les années 1960 voient l’émergence de nouvelles forces politiques, avec en particulier l’Union du Centre dirigée par Georges Papandreou. Ce mouvement tente une synthèse entre libéralisme politique et réformes sociales, mobilise les classes moyennes et suscite un espoir profond dans la jeunesse. Mais il se heurte aux structures profondes de l’État : l’armée, les services secrets, et même la monarchie résistent aux tentatives de modernisation. Le roi Constantin II, jeune et inexpérimenté, démâté par les intrigues de cour et les conflits avec le gouvernement, contribue à l’instabilité en provoquant la démission de Papandreou en 1965. S’ensuit une période d’instabilité chronique, appelée les "Iouliana", durant laquelle les gouvernements se succèdent, privés de légitimité populaire.
C’est dans ce climat de crise institutionnelle, de peur du communisme et de décomposition de l’État que se prépare le coup d’État du 21 avril 1967.
Dans ce contexte, l’armée devient l’ultime refuge d’un ordre conservateur menacé. Une frange d’officiers issus de l’école militaire de Goudi, formés à la doctrine anti-communiste pendant la guerre froide, nourrissent un sentiment d’urgence. Ils craignent l’arrivée au pouvoir de forces progressistes. L’annonce d’élections législatives pour le mois de mai 1967, où la gauche aurait pu accéder à des postes de pouvoir déterminants, agit comme un détonateur.
Dans la nuit du 20 au 21 avril 1967, à partir de deux heures du matin, les colonels Papadopoulos, Pattakos et Makarezos lancent l’opération. Ils utilisent le régiment blindé stationné à Goudi, au cœur d’Athènes, pour faire converger les chars et véhicules militaires vers les lieux stratégiques de la capitale. Les ponts sont bloqués, les axes routiers contrôlés, les ministères et bâtiments publics encerclés. Les stations de radio et de télévision sont saisies, diffusant dès l’aube une musique militaire entrecoupée de messages appelant au calme.
Le téléphone cesse de fonctionner dans de nombreuses zones urbaines, et l’électricité est partiellement coupée pour ralentir les communications entre opposants. Dans le même temps, des listes préétablies d’intellectuels, de syndicalistes, de politiciens de gauche, de journalistes et d’artistes sont activées. Plus de 10 000 personnes sont arrêtées dans les toutes premières heures. La prison militaire d’Averoff se remplit rapidement, tandis que d’autres détenus sont déportés sur des îles comme Yaros ou Makronissos.
L’état de siège est proclamé. Les colonels justifient leur action par la nécessité de "sauver la nation du chaos" et d’empêcher un supposé complot de l’extrême gauche. Ils imposent la censure immédiate de la presse, la dissolution de tous les partis politiques et la suspension de nombreux articles de la Constitution.
Au petit matin, la population athénienne se réveille sidérée. Les blindés stationnés dans les rues, la voix métallique des militaires à la radio, les arrestations nocturnes créent un climat d’effroi. Le roi Constantin II, mal informé et piégé par la rapidité du coup, se résigne à entériner la nomination de Papadopoulos comme Premier ministre provisoire. En quelques heures, le pouvoir civil s’effondre, et la Grèce entre dans l’ère des colonels sans qu’un seul coup de feu ne soit tiré.
Ce coup de force ne se heurte à aucune résistance significative. Le roi Constantin, pris de court, cède dans un premier temps et nomme Papadopoulos Premier ministre. Il tentera bien, en décembre 1967, un contre-coup désespéré depuis le nord de la Grèce, mais son échec le contraint à l’exil à Rome. Désormais seule au pouvoir, la junte renforce son contrôle : censure de la presse, torture systématique des opposants, arrestations arbitraires, et embrigadement de la jeunesse. L’objectif proclamé est la "régénération de la nation", dans un style nationaliste, chrétien orthodoxe, et puritain.
La dictature des colonels se caractérise par un autoritarisme sans fard, mais également par une volonté d’éviter les grands bouleversements sociaux. Le régime cherche une forme de stabilité économique, avec un certain succès dans les premières années. Mais ce répit est de courte durée. L'isolement international grandit. Si les États-Unis, dans une logique de guerre froide, tolèrent voire soutiennent initialement le régime, les pays européens le condamnent. La Grèce est exclue du Conseil de l’Europe en 1969 pour violations des droits de l’homme. En interne, les dissidences s’organisent : étudiants, intellectuels, artistes se dressent contre la chape de plomb.
En novembre 1973, la révolte des étudiants de l’Ecole polytechnique d’Athènes, brutalement réprimée par l’armée, marque un tournant. Elle fragilise Papadopoulos, qui est renversé par un autre militaire, le général Ioannidis. Ce dernier radicalise encore le régime, jusqu'à commettre l’irréparable : en juillet 1974, il soutient un coup d’État contre le président chypriote Makarios, provoquant l’intervention militaire de la Turquie à Chypre. L’occupation du nord de l’île provoque une crise internationale majeure. Désormais discréditée, la junte s’effondre. Le pouvoir passe alors entre les mains de l’ancien Premier ministre conservateur, Konstantinos Karamanlis, appelé en urgence de Paris pour restaurer la démocratie.
La chute des colonels en 1974 ouvre une nouvelle période pour la Grèce. Une nouvelle constitution est adoptée, la monarchie est abolie par référendum en décembre, et une troisième république parlementaire s’installe. La Grèce réintègre progressivement les institutions européennes et se rapproche des communautés européennes, préfigurant son adhésion à la CEE en 1981. La dictature laisse cependant un héritage douloureux : une société marquée par la peur, des familles brisées, des générations entières défiantes envers l’armée et les institutions.
Les années de la junte résonnent encore dans la mémoire grecque comme un temps d’humiliation et de violence. Mais elles ont aussi accouché, dans leur refus, d’une vitalité démocratique nouvelle, forgée dans la clandestinité et la résistance. La mémoire de l’Ecole polytechnique, les figures d’opposants comme Mikis Theodorakis ou Melina Mercouri, l’engagement d’une jeunesse politisée, constituent aujourd’hui les piliers d’une conscience civique renforcée.