HISTOIRE D UN JOUR - 7 MAI 1954

La longue chute de Diên Biên Phu

Le 7 mai 1954 surgit dans la mémoire asiatique et européenne comme un éclair qui dévoile, l’espace d’un instant, la profondeur des montagnes calcaires du nord-ouest tonkinois et les strates d’un siècle de domination coloniale. Depuis la conquête commencée en 1858, la France avait lentement cimenté un édifice impérial sur les rizières, les hauts plateaux et les deltas du Mékong et du fleuve Rouge. Sur ces terres saturées d’eau où les buffles traçaient, saison après saison, le même sillon, la guerre d’Indochine n’était pas seulement l’affaire de fusils et de canons : c’était un conflit d’usure, d’organisation et de mémoire qui mettait en balance la durée coloniale et le temps long des paysans vietnamiens.

Au-delà des frontières coloniales, la guerre froide projetait son ombre allongée. Washington finançait à quatre-vingts pour cent les opérations françaises, Moscou encourageait discrètement les combattants vietnamiens, Pékin acheminait obusiers, munitions et conseillers. Dans les salons lambrissés de la rue Saint-Dominique, on parlait de « bastion occidental », mais dans les villages sur pilotis de Thai Nguyen on murmurait simplement « libération ». C’est dans cette zone floue que le haut commandement français conçut l’idée d’un verrou stratégique : occuper une cuvette enclavée pour couper les routes de ravitaillement vietminh vers le Laos et provoquer cette armée paysanne à la bataille rangée.

À l’automne 1953, quand les premières reconnaissances aériennes survolèrent les bambous argentés, nul ne songea vraiment à la mousson, à la brume qui s’accroche au relief, ni aux innombrables pistes de latérite où une bicyclette peut, à force d’ingéniosité, porter trois cents kilos de riz ou de mortier démonté. La France préparait Diên Biên Phu comme on rejoue une page de Verdun ; le Viet Minh, lui, s’apprêtait à écrire un inédit où chaque gramme transporté, chaque amphore de nuoc-mam, chaque pelletée de terre compteraient autant qu’un ordre du Q.G.

Le 20 novembre 1953, l’opération Castor parachuta plus de six mille hommes dans la plaine. Sous les ordres du général Navarre, le camp retranché se dota d’une ceinture de points d’appui baptisés de prénoms féminins – Béatrice, Gabrielle, Anne-Marie, Éliane, Dominique – comme pour conjurer la mort qui rôdait déjà. Pourtant, dès janvier 1954, le colonel Christian de Castries comprit que la forteresse se changeait en piège. Dans les contreforts, d’innombrables coolies tractaient à la corde des pièces de 105 mm chinoises, démontées en sections de quelques dizaines de kilos, hissées sur les hauteurs à travers un chaos de lianes et de rochers.

Le 13 mars, quand les premiers obus vietnamiens s’abattirent, la sonorité sourde révélait que la montagne elle-même, percée de galeries, servait de bouclier et de caisse de résonance. Ce soir-là, le colonel Piroth, chef de l’artillerie française, se donna la mort, convaincu de son impuissance. Le siège devint alors une mécanique de boue et de feu : chaque colline changea de mains, chaque boyau fut inondé, chaque ration dut être parachutée entre rafales. Les « oies sauvages », légionnaires allemands rescapés de Stalingrad, se battaient d’une tranchée à l’autre avec la même obstination que leurs adversaires vietnamiens, jeunes paysans vêtus de noir, souvent pieds nus mais encadrés par une logistique souple.

Chaque crépuscule ramenait les Dakota couleur aluminium, larguant des caisses que les parapluies rouges, jaunes ou blancs abandonnaient parfois à l’ennemi. Les infirmières vietnamiennes, formées à la hâte, stabilisaient les blessés avant de les faire descendre, nuit après nuit, vers l’arrière-base de Tuan Giao. Dans la cuvette, les postes radio saturés transmettaient l’odeur de la poudre autant que l’information stratégique ; le silence soudain, quand une antenne sautait, en disait plus long sur l’issue que n’importe quel communiqué.

À mesure que les jours rallongeaient, les bombardiers français, basés à Hanoï, tentaient de réduire les batteries adverses, mais les canons vietnamiens, remis en place avant l’aube, reprenaient aussitôt leur harcèlement. La bataille, devenue une respiration alternée de fracas et d’accalmies oppressantes, usait les nerfs plus sûrement que les éclats. Dans ce théâtre clos, le temps se dilatait : une minute sous un barrage d’obus équivalait à une journée, et une semaine de siège paraissait une époque entière.

Pendant que la garnison s’effritait, la conférence de Genève s’ouvrait le 26 avril 1954. Autour des tables lustrées, les délégués pesaient chaque mot : derrière le sort d’une vallée se négociait l’équilibre de deux blocs. Washington, qui envisageait l’opération Vautour – un bombardement massif de B-29 basés à Clark Field – hésita devant la perspective d’une escalade incontrôlable. Londres temporisa, Pékin observait, Moscou jaugeait. Paris, déjà, préparait la décolonisation sans l’avouer ; elle savait que la défaite, si elle survenait, scellerait un tournant impérial.

Dans la cuvette, pourtant, nul ne connaissait encore les pourparlers. Les hommes tenaient chaque mètre de boue comme si Paris dépendait littéralement de la crête suivante. Les ordres radio mêlaient termes tactiques et encouragements presque tendres ; on parlait de « tenir jusqu’au bout », image verticale dans un paysage horizontal. Le 1er mai, la colline Éliane 2 tomba après un assaut au clair de lune ; le 6, les derniers blindés furent immobilisés faute de carburant. Le 7, à 17 h 30, les transmissions se turent : la garnison toute entière cessa le feu.

Lorsque les armes se turent, 11 721 prisonniers français se levèrent, hagards, devant les drapeaux vietnamiens. Beaucoup ne reviendraient jamais, épuisés par les marches forcées vers les camps du nord. À Paris, les journaux titrèrent « C’est fini », et la phrase retentit comme un glas impérial. Pierre Mendès France, porté par une urgence nouvelle, obtint l’armistice le 21 juillet : le Vietnam fut divisé provisoirement le long du 17e parallèle, prélude à d’autres tragédies.

Au Laos et au Cambodge, les monarchies, encore fragiles dans la lumière de leur indépendance, sentirent le vent du changement. Diên Biên Phu devint aussitôt un précédent : preuve qu’une armée coloniale moderne peut plier sous la détermination populaire alliée à une géographie tenace. Dans les universités de Dakar, de Buenos Aires, du Caire ou de Pékin, les étudiants disséquèrent la manœuvre de Giap, voyant dans la cuvette un laboratoire de la guerre révolutionnaire.

Pourtant, derrière la clameur victorieuse, la logistique persista. Les sentiers muletiers tracés durant le siège devinrent la future piste Hô Chi Minh. Les rizières meurtries retrouvèrent leur ordre patient tandis que les cimetières militaires, français ou vietnamiens, balisèrent les collines. Chaque 7 mai, la ville devenue moderne réactive la mémoire : fanfares, drapeaux, vétérans décorés. En 2024, pour le soixante-dixième anniversaire, un ministre français assista pour la première fois aux cérémonies, signe tardif d’une reconnaissance partagée.

Dans les campagnes vietnamiennes, les anciens racontent encore comment les obus traçaient la nuit des arches de feu au-dessus des bambous ; ils évoquent surtout la patience paysanne qui, associée à la discipline politique, sut compenser l’infériorité technique. Une infirmière vietminh, Thuan, se souvenait d’avoir pansé un lieutenant français parce que, disait-elle, « le sol buvait le même sang ». Ce témoignage rappelle que la violence est traversée par la fraternité silencieuse de ceux que l’Histoire oppose un instant.

En Amérique latine, l’écho fut retentissant : à Buenos Aires, « La Nación » vit dans la bataille le signe « qu’une ère se ferme et qu’un monde nouveau advient ». Au Caire, Nasser déclara que « les digues de Suez céderont comme les palissades de la cuvette ». Ainsi, l’onde de choc franchit océans et isthmes, rejoignant les maquis de l’Atlas et les plantations du Kenya, réveillant le rêve d’un Sud planétaire maître de son destin.

Partout, les archives s’ouvrent et complètent les souvenirs. Les carnets de vol des pilotes français, déclassifiés, dévoilent des trajectoires en spirale au-dessus d’une cuvette saturée de fumée ; les rapports médicaux vietnamiens, conservés à Hanoï, détaillent les pénuries de morphine et les amputations au couteau de poche. Ces feuillets brunis confirment que la victoire, loin d’être fulgurante, fut payée d’une lente hémorragie que l’on modéra par le courage obstiné et la certitude d’inscrire sa trace dans l’histoire mondiale pour les générations.

Aujourd’hui encore, la route nationale 279 serpente dans la vallée et les collines portent les noms secrets du calendrier opérationnel. Les musées locaux exposent bicyclettes renforcées, canons de 75 sans affût, parachutes décolorés ; ils témoignent, silencieux, que la guerre s’inscrit autant dans les objets que dans le sang. Sous la mousse des pierres, les fouilles exhumèrent récemment des lettres jamais envoyées : fragments d’humanité, derniers mots à une fiancée de Saumur ou à un père de Thanh Hóa.

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