9 mai 1927. Sourde encore du vent des hauts plateaux, la brume automnale s'accrochait aux collines rougeatres de la vallee de Molonglo quand la foule, sanglee de tweed, de lin blanc et de drapeaux imperiaux, se pressa aux portes d'un edifice neuf qu'on appelait deja la Maison du Parlement. Au-dela du protocole, c'etait un rendez-vous avec le temps long : l'Australie, federée depuis moins de trois decennies, quittait definitivement les salons victoriens de Melbourne pour inscrire sa souverainete d'un trait de plume, dans la poussiere d'un territoire choisi comme compromis geographique.
Ce jour-la, le duc d'York - futur Georges VI - arriva sous escorte montee, silhouette raide au sabre brillant, ambassadeur de la Couronne parmi ces rives poussiereuses. Il porta le regard d'un empire sur un projet ne des commissions, des concours d'architectes, des hesitations d'ingenieurs et des rivalites d'Etats. L'idee d'une capitale nouvelle avait germe des les debats de la Convention constituante de 1891 ; elle se concretisa en 1908 quand le Parlement choisit, apres des annees de querelles entre Sydney et Melbourne, un coin d'interieur que les cartes notaient a peine.
Durant l'ete austral de 1913, le gouverneur general posa la premiere pierre et baptisa Canberra d'un mot ngunnawal signifiant "lieu de rencontre". Toutefois la Grande Guerre, puis la recession, ralentirent travaux et budgets. Entre-temps, la jeune nation, encore dependante du capital britannique, poursuivait sa quete d'identite : politiques migratoires, construction de chemins de fer transcontinentaux, fixation d'une monnaie distincte. A mesure que les rails progressaient, Canberra prenait forme : routes en eventail, parcs bordes d'acacias, plans d'eau promis a devenir lac.
La Maison du Parlement elle-meme fut imaginee comme provisoire : un compromis economique destine a tenir cinquante ans. L'architecte en chef John Smith Murdoch, fonctionnaire austere du Department of Works, concut un rectangle neo-classique de brique blanche, couronne de portiques, ou l'austerite republicaine se melait a la symbolique imperiale. Les couloirs furent paves de terrazzo italien, les boiseries taillees dans l'erable de Tasmanie, le mobilier commande a des artisans de Sydney. Surtout, chaque espace fut pense pour le dialogue entre deux chambres censees incarner l'equilibre des Etats et des populations.
A l'aube du 9 mai, trains speciaux venus de toutes les capitales deverserent deputes, senateurs, journalistes, syndicalistes, ex-combattants et dignitaires etrangers. Les tribunes en bois accueillaient cinq mille invites ; au-dela, quinze mille curieux campaient le long de la promenade. On vendait des programmes, des cartes postales, des glaces au citron, tandis que les projecteurs de la British Pathe se dressaient comme des monolithes noirs pour enregistrer l'instant. A dix heures, une compagnie du 3e bataillon d'infanterie presenta les armes, puis la fanfare joua "Advance Australia Fair", encore simple hymne patriotique.
A l'interieur, la lumiere tamisee des vitraux eclairait la Chambre du Senat transformee pour l'occasion en salle du Trone. Le duc lut le message de Georges V, louant "la loyaute indefectible du Commonwealth" et rappelant "le sacrifice recent sur les rives de Gallipoli et de la Somme". Ce rappel du sang verse liait l'inauguration a l'epreuve fondatrice de la Grande Guerre, conferant une gravite quasi religieuse au geste politique. Dans l'assistance, l'ancien general Monash, heros de 1918, croisa le regard du Premier ministre Stanley Bruce, symbole d'une generation decidee a negocier l'independance sans renier l'Empire.
Apres la seance, le cortege rejoignit la pelouse ou deux mille soldats furent passes en revue. Sur la rive sud, des tentes abritaient un "village de l'Australie future" : expositions agricoles, maquettes de barrages, stands vantant la production de laine du Queensland. Le soir, un bal au nouvel hotel Kurrajong mela ministres et mecaniciens, tandis que la fanfare jouait "Waltzing Matilda". Les chroniqueurs evoquerent une fraternite inedite, comme si la geographie isolee effacait les hierarchies urbaines.
La presse de 1927 souligna aussi la modernite technique : microphones de la societe Western Electric retransmettant la ceremonie vers les foyers relies par radio, panneaux lumineux indiquant l'ordre du jour, premieres experimentations de cinema sonore. Cette mediatisation, encore balbutiante, fit du 9 mai la premiere fete nationale vecue simultanement d'un ocean a l'autre, reliant stockmen du Kimberley et ouvrieres de Geelong dans une ecoute partagee. Elle amplifia l'idee d'un destin commun forge par-dela les distances.
Dans les jours qui suivirent, les wagons speciaux reprirent le chemin des cotes, mais la capitale ne redevint pas fantome : fonctionnaires, cartographes, jardiniers fixerent residence, plantant pins et eucalyptus autour des lacs artificiels futurs. Lentement, Canberra tissa un quotidien fait de routines administratives, de concerts dans la salle Albert Hall, de matches de cricket improvises sur les chantiers. La presence du Parlement attira universites, academies militaires, ambassades qui eleverent pavillons au rythme des saisons seches.
L'inauguration de 1927 produisit enfin un calendrier civique. Chaque 9 mai, ceremonies et feux d'artifice rappelleraient l'instant fondateur, pendant que la presse nationale commenterait les progres de la "city beautiful". Plus encore, le deplacement des institutions modifia la geometrie politique interne : les lobbyistes de la laine et du ble durent desormais parcourir des kilometres de steppe pour joindre leurs elus, reduisant l'emprise des capitales portuaires. Cette dispersion contribua, selon certains historiens, a reequilibrer un federalisme juge trop mercantile.
Pourtant, la Maison du Parlement se revela trop etroite des les annees 1950 ; ses couloirs, concus pour trois cents agents, en accueillaient le double. Les archives s'empilaient dans les sous-sols, les journalistes campaient dans les escaliers. Apres des commissions successives, on decida en 1978 la construction d'un edifice permanent sur la colline situee en amont. Lorsque le nouveau batiment fut inaugure en 1988, on ferma les portes de l'ancien, rebaptise Old Parliament House. Aujourd'hui, musee de la democratie, il conserve microphones, robes de ceremonie et cette fameuse clef d'or.
Les suites de 1927 depassent le ballet des uniformes. Elles resident dans la lente appropriation du territoire par des generations d'Australiens : ingenieurs qui barrerent la riviere Murrumbidgee, artistes cherchant la lumiere changeante du bush pour peindre abstractions ocre et ultramarines, diplomates negociant apres 1945 une place independante dans l'Asie-Pacifique. En 1967, le referendum reconnaissant les peuples autochtones dans la Constitution trouva dans les pelouses de Canberra un forum incontournable ou s'eleverent voix et banderoles.
Ainsi, de la clef d'or de 1927 a la proclamation du Rapatriation Health Card pour les anciens soldats de Timor-Oriental, la capitale a joue le role de chambre d'echo des ambitions, des crises et des esperances d'un continent-ile. Le 9 mai s'inscrit desormais dans une serie rituelle qui articule memoire imperiale, affirmation republicaine et dessein oceanien. Comme les meandres du fleuve Molonglo dompte pour dessiner le lac Burley Griffin, l'histoire de Canberra revele ce que l'Australie a voulu faire d'elle-meme.
Capitale consacree ce matin de mai, Canberra n'etait pas seulement un point sur la carte ; elle devint un argument geographique contre la dependance cotiere, un instrument d'equilibre federatif. Tandis que les spectateurs de 1927 repliaient leurs chaises de toile, ils ignoraient que, sur ce plateau balaye par les westerlies, se discuterait un jour l'abolition de la peine de mort, l'adoption du systeme metrique et la signature de l'Accord de Kyoto. Ils ignoraient aussi qu'un document numerique, presque un siecle plus tard, tenterait de restituer le parfum de cette journee.
Le jour ou le duc posa la clef d'or sur la porte principale, les dignitaires aborigenes n'avaient pas ete conviés a la tribune officielle, mais leurs traces demeuraient partout : dans le nom de Canberra, dans les lignes de cretes qui servaient de reperes aux pelerinages ancestraux, dans les pierres chauffees qu'on retrouvait lors des terrassements. Ce paradoxe - eriger une capitale moderne sur un terrain de memoire profonde - ouvrit un debat sur la legitimite. Il fallut attendre 1972 pour voir le tepee de la Tente de l'Ambassade aborigene surgir face a l'edifice, rappel brusque des histoires occultees.
Cette tension, loin de diminuer l'importance de l'evenement, en revele la profondeur : l'acte de bapteme d'une capitale n'est jamais neutre, il redessine les cercles d'inclusion et d'exclusion. Canberra, nee du compromis federal, devint le theatre ou l'Australie negocie son autonomie face a Londres mais aussi la place des peuples autochtones dans son recit. Depuis lors, chaque debat public rappelle la scene de 1927 et ravive l'equilibre entre memoire et modernite.