10 mai 1981. En ce dimanche calme, les écrans s'illuminent d'un chiffre : 51,76 %. Quelques secondes suffisent : la France comprend que François Mitterrand vient de gagner le second tour de l'élection présidentielle et que, pour la première fois sous la Ve République, la gauche socialiste accède au pouvoir suprême. Derrière la sécheresse des pourcentages se cache l'épaisseur d'une longue histoire ; pour la saisir, il faut remonter bien avant la soirée électorale, à ces forces lentes qui, depuis des décennies, travaillent la société française.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la IVe République se construit sur les ruines de Vichy et sur l'espoir d'un monde nouveau. Pourtant, l'instabilité ministérielle fragilise le régime, et le poids des guerres coloniales finit par l'achever. En 1958, Charles de Gaulle revient aux commandes et fonde la Ve République. Dans cette architecture institutionnelle, le président, élu au suffrage universel direct à partir de 1962, incarne l'unité et la continuité de l'État. Pendant plus de vingt ans, cette magistrature reste l'apanage de la droite gaulliste puis libérale, tandis que la gauche, souvent divisée entre socialistes et communistes, se cantonne à l'opposition.
Les années 1960 et 1970 voient pourtant s'opérer une lente mutation. Le modèle de croissance dit des "Trente Glorieuses" s'essouffle avec les chocs pétroliers de 1973 et 1979. L'inflation ronge les salaires, le chômage, jadis marginal, gagne les couches moyennes, et le doute s'insinue dans une société que l'on croyait apaisée. Sur le plan politique, la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, commencée en 1974 sur des promesses de modernité, se heurte à ces secousses économiques tout en se fragmentant dans des querelles internes à la majorité.
François Mitterrand, lui, a longuement préparé son heure. Battu de justesse par de Gaulle en 1965 puis à nouveau par Giscard en 1974, il comprend que la conquête de l'Élysée passe par une gauche unie. En 1971, au congrès d'Épinay, il prend la tête d'un Parti socialiste rénové et signe avec le Parti communiste un Programme commun qui offre une alternative lisible : nationalisations, augmentation du pouvoir d'achat, nouveaux droits sociaux. Lorsque l'alliance se fissure à la fin de la décennie, Mitterrand réécrit seul une plateforme ambitieuse, les "110 propositions pour la France", dont la clarté tranche avec le flou de ses adversaires.
La campagne de 1981 s'ouvre dans un climat lourd. Le débat télévisé du 5 mai oppose deux conceptions de la société : Giscard, défenseur d'un libéralisme tempéré, promet rigueur et stabilité ; Mitterrand, celui que son opposant qualifie d'"homme du passé", exalte, au contraire, une "force tranquille" qui associe espoir et mémoire. Le 26 avril, au premier tour, Giscard arrive légèrement en tête, mais la dynamique est pour le candidat socialiste, qui recueille les voix écologistes et communistes. Reste à convaincre les indécis : la suppression de la peine de mort, l'abaissement de l'âge de la retraite à soixante ans et la revalorisation du SMIC deviennent autant de marqueurs d'un changement pacifique. À 20 h, les images de la Bastille envahie par une foule, rouges levés, rappellent d'autres printemps plus tumultueux. Pourtant, rien ne bascule dans la violence : la transition se fait dans le respect des institutions, preuve que la République, loin de se fragiliser, peut absorber l'alternance. Mitterrand, en visite au Panthéon quinze jours plus tard, marche lentement vers les tombeaux de Victor Hugo, Jean Jaurès et Jean Moulin : ce geste symbole inscrit son élection dans le long fil de la mémoire nationale.
Les premiers mois traduisent l'euphorie du moment. L'Assemblée nationale est dissoute ; les législatives de juin donnent la majorité absolue aux socialistes et à leurs alliés communistes. Des ordonnances nationalisent les grandes banques et des industries clés ; les salaires minimum et les allocations familiales sont relevés ; la semaine de travail passe à trente-neuf heures. Surtout, en octobre, la peine capitale est abolie, acte symbolique qui place la France dans le sillage des grandes démocraties européennes. Dans les entreprises, les lois Auroux instaurent droits syndicaux et expression des salariés. Sur le territoire, la décentralisation ouvre un nouvel équilibre entre Paris et les collectivités.
Mais l'histoire ne se résume jamais à un emballement initial. Dès 1982, la crise monétaire et la fuite des capitaux rappellent la fragilité du projet socialiste. Confronté à un déficit extérieur béant et à l'érosion du franc, Mitterrand doit arbitrer : sortir du SME, dévaluer encore, ou infléchir la politique économique. En mars 1983, le "tournant de la rigueur" abandonne l'expérimentation keynésienne et opte pour la maîtrise des dépenses. Cette volte-face, douloureuse pour l'électorat populaire, révèle la tension entre ambition sociale et contraintes internationales. Pourtant, les réformes institutionnelles - qu'il s'agisse de la création des régions, de la culture confiée à Jack Lang, ou de nouveaux droits pour les minorités - impriment une marque durable à la société française.
À l'échelle européenne, l'élection de Mitterrand s'inscrit dans une dynamique plus large. Au Sud, l'Espagne et la Grèce tournent la page des dictatures, tandis que l'Italie connaît l'usure de la Démocratie chrétienne. Le socialisme français se veut un laboratoire pour une gauche démocratique, soucieuse d'ancrer l'État-providence dans un continent industrialisé mais inégal. Avec Helmut Kohl, Mitterrand scelle le couple franco-allemand : la poignée de main de Verdun en 1984, l'acte unique européen et, plus tard, la monnaie unique témoignent d'un choix résolu pour l'intégration.
L'impact dépasse la politique stricto sensu. La génération née après la guerre découvre la possibilité d'une alternance réelle sans rupture révolutionnaire. Les intellectuels, les artistes, les syndicats, longtemps minoritaires, trouvent de nouveaux canaux d'expression. La question des libertés individuelles, des droits des femmes et des immigrés progresse dans le débat public. Pourtant, les espérances se heurtent aux réalités : le chômage dépasse deux millions, les plans sociaux se multiplient dans la sidérurgie et l'automobile, et le mécontentement populaire peut se détourner de la gauche.
Il faut enfin mesurer la portée symbolique du 10 mai. Dans l'imaginaire français, cette date prend place aux côtés du 14 juillet, du 11 novembre ou du 8 mai - autant de repères où s'articulent mémoire collective et projet politique. En rompant avec vingt-trois ans de pouvoir conservateur, l'élection de Mitterrand clôt une séquence ouverte en 1958 : la Ve République cesse d'être perçue comme la création exclusive du gaullisme et devient un cadre partagé. Le suffrage universel démontre son caractère souverain : il peut confirmer, mais aussi révoquer, sans que soit contestée la légitimité du système.
Pourtant, au-delà du bilan, le 10 mai 1981 reste un moment charnière, celui où l'histoire longue - celle des luttes sociales, des revendications démocratiques, des fractures territoriales - rejoint l'actualité brûlante d'une soirée électorale. Mitterrand, par son élection, n'échappe pas à cette règle : il fut l'effet visible d'une transformation qui, de Mai 68 aux crises économiques, préparait le pays à un basculement.
Quarante ans plus tard, la portée de l'événement se lit dans la normalisation de l'alternance. Depuis 1981, la droite et la gauche se succèdent, parfois contraintes à cohabiter, sans que l'ordre constitutionnel vacille. La question sociale, elle, n'a pas disparu ; elle s'est déplacée vers les enjeux de mondialisation, de transition écologique, de fracture numérique. Pourtant, la leçon du 10 mai demeure : aucun pouvoir n'est propriétaire de l'État, et la démocratie, pour vivre, a besoin de cette respiration périodique où le peuple se prononce.
Le 10 mai cristallise un temps long où se conjuguent la mémoire de la Résistance, l'héritage colonial, le désir d'égalité et la crainte du déclassement. Au contraire, l'élection inaugure une pratique lente de la réforme, faite de compromis, parfois de renoncements, mais aussi d'avancées irréversibles. Elle rappelle que l'histoire n'est ni un récit linéaire ni une succession de ruptures absolues ; elle est une longue durée tissée de continuités et de changements, où les dates, comme le 10 mai 1981, servent de balises plus que de frontières.