HISTOIRE D UN JOUR - 11 MAI 1812

Une balle dans l'empire en guerre

11 mai 1812. Sous la verrière du lobby de la Chambre des communes, un coup sec résonne, bref rappel que la violence peut percer même les routines solennelles du pouvoir. La balle tirée par John Bellingham, marchand ruiné et requérant obstiné, abat Spencer Perceval, premier ministre du Royaume-Uni depuis moins de trois ans. Pourtant ce drame, unique dans les annales britanniques, ne saurait se réduire au geste d’un homme isolé. Il se noue dans les lentes tensions d’un empire en guerre, d’une économie sous contraintes et d’une société en mutation, où la question sociale traverse les peurs et les espérances de l’époque.

Depuis 1793, la Grande-Bretagne vit au rythme des conflits napoléoniens. Aux frontières continentales s’ajoute une guerre maritime globale qui enserre les échanges, hisse les primes d’assurance et affole les marchés du blé. Les années 1808-1811 ont vu alterner récoltes médiocres, flambées de prix et troubles ruraux. Tandis que les élites de Westminster débattent des subsides aux alliés et des emprunts pour financer l’effort, artisans et tisserands du Lancashire ou de Nottingham détruisent les métiers mécaniques qu’ils jugent coupables d’appauvrir les familles.

Perceval, issu d’une famille de petite aristocratie, n’est pas un inconnu propulsé à Downing Street. Avocat renommé, il a plaidé des causes à haute teneur symbolique avant d’entrer aux Communes en 1796. Son ascension, méthodique, épouse les nécessités du moment : ardent anglican, il combat l’émancipation catholique ; gestionnaire vigilant, il surveille les finances comme Chancelier de l’Échiquier ; ministre de la Couronne, il limite la régence du prince de Galles. Ses positions lui valent autant de partisans que d’ennemis, mais forgent une réputation d’intégrité que même ses adversaires concèdent.

La trajectoire de Bellingham suit une pente inverse. Né en 1769 à St Neots, il tente le commerce maritime, fréquente les comptoirs de l’Empire russe, subit banqueroute et prison. Rentré en Angleterre, il réclame réparation, persuadé que les consuls l’ont abandonné. Pétitions, lettres, audiences : tout échoue. Les rebuffades nourrissent son ressentiment tandis que sa santé mentale vacille. Convaincu de son bon droit, il décide que frapper la tête du gouvernement contraindra enfin l’État à l’écouter.

Les heures précédant l’attentat révèlent une capitale nerveuse. Le 8 mai, les luddites sont condamnés à mort ; le 10, les députés débattent du papier-monnaie. Le 11, à quinze heures, Perceval quitte sa demeure d’Abingdon Street pour la séance. Dans le fiacre, il emporte un dossier frappé du sceau royal et des notes sur le budget naval. À l’intérieur du Palais, Bellingham patiente, le pistolet caché dans la doublure de son manteau. Lorsque le Premier ministre franchit la porte, l’assassin se détache, vise et tire.

Alors que les médecins s’empressent, Bellingham reste immobile, livrant son nom sans résistance. Un député crie à l’arrestation ; la garde intervient. La nouvelle, portée par les messagers, traverse Londres en moins d’une heure. Des attroupements se forment à Temple Bar, Fleet Street, Covent Garden. Certains redoutent un complot français, d’autres une révolte intérieure. Le choc est tel qu’en maints foyers on allume des cierges, comme si le pays revenait aux heures sombres de 1649.

Le procès, ouvert le 15 mai à l’Old Bailey, illustre la promptitude d’une justice déterminée à frapper vite. Faute d’avocat efficace, Bellingham présente seul sa cause, invoquant une injustice chronique. Des témoins décrivent sa fixité du regard, ses obsessions. Le jury délibère quatorze minutes ; verdict : culpabilité. Le 18 mai, la potence de Newgate accomplit la sentence, et son corps est livré aux chirurgiens pour dissection, dernière humiliation réservée aux meurtriers.

Sur le plan politique, la disparition de Perceval ouvre un vide. Après des conciliabules, Lord Liverpool prend la tête du gouvernement. Il devra stabiliser une majorité fissurée, poursuivre la guerre, répondre aux angoisses populaires. La chute des prix des matières premières en 1813, l’accélération des échanges atlantiques et la victoire de Waterloo en 1815 permettront un rétablissement relatif, mais la question de la représentation parlementaire refera surface, menant à la réforme de 1832. Chaque débat sur le suffrage fera revenir le souvenir du premier ministre tombé sur le sol de la Chambre.

À longue distance, l’événement reste unique : aucun autre chef de gouvernement britannique ne tombera sous les coups d’un assassin. Pourtant, il changera la culture sécuritaire. Des barrières seront installées, la police métropolitaine créée en 1829 intégrera la protection des lieux de pouvoir, et les règles d’accès aux galeries du public se feront plus strictes. L’espace parlementaire, jusque-là ouvert, commencera à se fermer, signe qu’une société urbaine et industrialisée ne peut plus compter sur la bienséance comme seule barrière.

Le cas Bellingham anticipe également les discussions sur la folie criminelle. Trente-et-un ans plus tard, l’affaire M’Naghten établira des critères d’irresponsabilité reprenant des arguments déjà ébauchés en 1812 : hallucinations, délire systématisé, absence de conscience morale au moment de l’acte. Les psychiatres victoriens reliront les minutes du procès, y trouvant la trame d’une paranoïa persecutrice. Ainsi, l’histoire d’un meurtre devient matrice d’une science et d’un droit nouveaux.

Dans l’Empire, la nouvelle fut reçue avec résignation. À Calcutta, le conseil de la Compagnie envoie une dépêche de condoléances puis reprend la discussion sur les taxes du sel ; à Kingston, les planteurs spéculent sur le maintien de la Royal Navy. Le réseau impérial absorbe le choc comme la mer absorbe la pierre lancée : de fines rides à la surface, rien de plus. Pourtant, cette indifférence révèle la vigueur d’une administration qui tient parce qu’elle repose sur des procédures impersonnelles plutôt que sur les humeurs individuelles.

La famille de Perceval incarne, quant à elle, le versant humain du drame. Jane, sa veuve, se voit accorder une rente annuelle de deux mille livres et une dotation unique de cinquante mille, reconnaissance d’un service suprême rendu. Douze enfants grandiront dans le souvenir d’un père élevé au rang de martyr constitutionnel. Leur postérité pérennisera, par des mémoires et des correspondances, l’image d’un homme pieux, travailleur, attaché aux devoirs plus qu’aux honneurs.

Dans les tavernes, le ton diffère. Des pamphlets radicaux louent l’audace de Bellingham, l’érigeant en vengeur de l’opprimé. Les caricaturistes représentent le Premier ministre sous les traits d’un percepteur de taxes criblé de balles. La censure veille, mais le papier circule, porteur de griefs qui trouveront, des décennies plus tard, leurs relais dans le chartisme. Ainsi, la mémoire de l’attentat sert de réservoir symbolique aux futures luttes sociales.

Les années précédant l’attentat sont tendues. Les Orders in Council de 1807, que Perceval défend, répondent au Blocus continental en imposant un passage obligé par les ports britanniques pour tout commerce neutre. Les cargaisons de coton s’entassent dans les docks de Liverpool, la colère monte aux États-Unis, prélude indirect à la guerre de 1812. Dans Westminster, Perceval soutient encore le Bank Restriction Act qui maintient la suspension de la convertibilité en or ; pamphlets bullionistes et pétitions s’affrontent à la Chambre, symbole d’un pays divisé sur la monnaie.

Sur les landes industrielles, la révolte luddite éclate. Des métiers mécaniques brûlent, des tracts appellent à détruire les "géants de fer" qui rognent les salaires. Perceval envoie l’armée et fait voter en mars 1812 une loi qui punit de mort la casse de machines. La balle de Bellingham retentit donc dans une atmosphère d’affrontement social où l’État paraît privilégier la discipline sur l’écoute.

Après l’exécution, les journaux façonnent la mémoire. The Examiner loue la rigueur du disparu mais réclame des réformes, tandis que The Courier érige le premier ministre en martyr de la Constitution. Dans les foires, une ballade intitulée "The woful tragedy of Mr Perceval" est chantée sur des airs populaires ; elle mêle larmes, indignation et curiosité morbide. La mort devient spectacle, miroir d’une société où la politique se lit aussi à la taverne.

Un jeune avocat, Henry Brougham, publie alors un pamphlet affirmant que l’acte de Bellingham est le symptôme d’un corps politique qui refuse l’expression légale du grief. Il plaide pour une réforme parlementaire afin d’ouvrir la Chambre aux classes moyennes. Ainsi, loin de clore le débat, la tragédie alimente la réflexion qui mènera vingt ans plus tard aux premiers élargissements du suffrage.

Dans la rétrospective de la longue durée, le 11 mai 1812 agit comme une césure discrète : il rappelle que, même au cœur d’une monarchie réputée stable, la crise sociale et impériale pouvait surgir d’un seul geste et infléchir encore profondément la destinée nationale.

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