12 mai 2016 - en apparence, la vie carioca s'éveillait sous le même soleil d'automne austral, mais c'est tout un monde politique qui vacillait quand, après plus de vingt heures de débats, cinquante-cinq sénateurs décidèrent de suspendre la présidente Dilma Rousseff. Dans la nuit de Brasilia, l'histoire s'était mise à battre plus vite; au matin, Michel Temer, vice-président taciturne et maître des coulisses, prêtait serment comme chef d'État intérimaire. Cet instant, capturé par les caméras, propagea au-delà des tropiques l'image d'un Brésil soudain privé de son centre de gravité.
À distance, le vote du Sénat ressemble à un soubresaut conjoncturel. Il est d'abord l'aboutissement d'une mécanique parlementaire inscrite dans la Constitution de 1988: l'impeachment, prévu pour purger la République des dérives exécutives. Mais cette mécanique ne s'enclenche jamais seule. Elle exige des passions collectives, des intérêts sectoriels et la patience d'acteurs qui savent attendre l'occasion. Depuis la réélection étroite de Rousseff en octobre 2014, la coalition présidentielle se fissurait. L'économie, surchauffée par une décennie de boom des matières premières, glissait vers la récession; la rue, jadis conquise par les programmes sociaux, retentissait de slogans qui mêlaient antipolitique, indignation morale et angoisse sécuritaire.
Le pouvoir législatif, dominé par le président de la Chambre des députés Eduardo Cunha, flairait sa revanche. Accusé de comptes secrets en Suisse, Cunha saisit la procédure d'impeachment comme rempart personnel: si Rousseff tombait, le récit public regarderait ailleurs. Les chefs d'entreprise, les conglomérats médiatiques et une frange de la magistrature virent dans cette stratégie un moyen de stabiliser les marchés et de préserver l'orthodoxie budgétaire. Le 17 avril 2016, dans une séance où les parlementaires brandissaient des photos, des bibles ou des portraits de famille, la Chambre des députés lança le pays vers l'inconnu. La politique devint spectacle, et le décor du Congrès - vastes travées, marbre clair, architecture de Niemeyer - servit de scène à un récit national fracturé.
Le 12 mai fait donc figure de seuil. Mais l'historien sait que l'instant est porté par des couches plus profondes. La trajectoire de Rousseff rejoint celle d'un Parti des Travailleurs né au tournant des années 1980 dans les banlieues industrielles de São Paulo, enfant des communautés ecclésiales de base et des syndicats d'ouvriers métallurgistes. L'arrivée au pouvoir de Luiz Inácio Lula da Silva en 2003 avait symbolisé l'irruption des subalternes dans la haute politique. La réduction spectaculaire de la pauvreté, l'extension du crédit et la démocratisation de l'enseignement supérieur furent l'écume visible d'une transformation sociale que soutenaient les vents favorables des exportations.
Quand les cours du fer et du soja chutèrent après 2011, l'édifice révéla ses fissures. Rousseff, technicienne austère formée aux sciences économiques, voulut protéger la demande interne par des exonérations fiscales et un contrôle des prix de l'électricité et du carburant. Aux yeux de ses détracteurs, elle maquilla les comptes publics pour masquer le creusement du déficit, violant la loi de responsabilité fiscale votée en 2000. C'est cette manœuvre, les "pedaladas fiscais", qui servit de base juridique à l'impeachment. Mais chacun savait que la toile de fond s'appelait surtout Operação Lava Jato. Depuis 2014, les procureurs fédéraux, appuyés par un juge de Curitiba au visage ascète, mettaient au jour un système de surfacturation chez Petrobras qui redistribuait des milliards à des partis politiques et à des entrepreneurs trop proches du Planalto. Sous l'éclairage cru des aveux négociés, l'ensemble de la classe dirigeante se découvrit vulnérable.
Du côté des partisans de la présidente, la procédure dévoilait l'angoisse récurrente des républiques latino-américaines: le spectre d'oligarchies capables de détourner la légalité pour réaffirmer leur hégémonie. Chaque vote au Sénat rappelle la vieille histoire d'un Brésil archipel, où l'État fédéral peine à surplomber les clientèles régionales. Derrière le vernis constitutionnel, les alliances se nouent encore autour de logiques patrimoniales; la République demeure, selon l'expression du sociologue Raymundo Faoro, un "donjon d'alliances" où la loi protège mais n'oblige pas toujours.
Avec Michel Temer s'ouvre un interrègne. Fils de migrants libanais, professeur de droit, sept fois député, il appartient au Parti du Mouvement Démocratique Brésilien, formation caméléon habituée aux coalitions de gouvernement. Son style feutré tranche avec la rhétorique combative des gouvernements précédents. Ses premiers gestes annoncent un tournant néolibéral: réduction du nombre de ministères, négociation avec le Congrès d'un plafond constitutionnel des dépenses publiques, ouverture accrue au capital étranger dans l'aviation et le pétrole. Dans les faubourgs de Recife ou de Porto Alegre, ces choix se traduisent par la contraction des programmes de santé familiale et la précarisation de l'emploi.
Les marchés saluent provisoirement la nouvelle discipline, mais l'effet est de courte durée. En 2017, la récession recule, l'inflation reflue, mais la crise politique se durcit. Des enregistrements compromettants révèlent que Temer aurait validé le versement de pots-de-vin à un ex-président de la Chambre. Deux fois la police fédérale recommande son inculpation; deux fois la Chambre, craignant le chaos, bloque la procédure. En périphérie, les services publics s'effondrent; Rio de Janeiro, asphyxiée par la dette, reporte la rénovation de ses hôpitaux tandis que ses policiers patrouillent sans essence.
Il faut alors replacer le 12 mai 2016 dans une durée plus longue, celle d'une démocratie toujours inachevée. La Constitution de 1988 promettait État-providence et participation citoyenne, mais elle a coexisté avec l'étendue continentale d'inégalités coloniales. Les avancées des années 2000 furent réelles; elles restèrent dépendantes d'un cycle externe dominé par la Chine et l'appétit mondial pour l'agro-minier. Lorsque la marée des commodités se retira, le sol fragile de la redistribution apparut. Rousseff crut pouvoir compenser le reflux en activant les outils keynésiens, mais elle se heurta à un système politique fragmenté où trente partis négocient chaque vote comme un service.
L'effervescence de mai 2016 marque enfin une étape dans la mondialisation des colères. Elle s'inscrit dans la même chronologie que le Brexit ou l'élection de Donald Trump, soulignant la crise de légitimité des élites traditionnelles. Au Brésil, cette crise prend la forme d'un désenchantement envers la politique professionnelle, d'une nostalgie autoritaire visible dans les manifestations qui réclament l'armée, et d'une demande de sécurité dans un pays où l'homicide reste endémique. Les réseaux sociaux, déliés des médiations classiques, amplifient émotions et rumeurs, rendant chaque scandale instantanément national.
Rousseff elle-même, jugée coupable le 31 août 2016 par soixante?un voix contre vingt, voit pourtant ses droits politiques maintenus; paradoxe supplémentaire, voulu par des sénateurs soucieux d'éviter la radicalisation. Dès lors, la lutte se déplace vers les tribunaux. Lula est condamné en première instance à neuf ans de prison; son incarcération, en avril 2018, l'écarte d'une probable victoire présidentielle. Deux ans plus tard, les révélations de conversations entre juges et procureurs jettent un voile d'ambiguïté sur les procès, et la Cour suprême finit par annuler les condamnations. Tel un fleuve détourné, l'institution judiciaire est devenue l'un des grands régulateurs de la vie politique, au risque d'y introduire ses propres logiques corporatistes.
À travers ce prisme braudélien, l'événement s'éclaire: il est moins le renversement d'une dirigeante que la cristallisation d'un cycle économique déclinant, d'une architecture institutionnelle fragmentée et d'un conflit historique entre inclusion sociale et privilège oligarchique. Les acteurs - Rousseff, Temer, Cunha - passent comme les navires sur le large d'Ilhéus, tandis que demeurent la longue souveraineté des fazendas, l'héritage esclavagiste et la quête inachevée d'une modernité proprement brésilienne.
Les années suivantes démontrent que la solution ne viendrait ni d'une technocratie austère ni d'un populisme véhément; elles rappellent qu'une démocratie continentale exige patience, institutions solides, citoyenneté active et un imaginaire partagé de justice collective durable.