Le 13 mai 1981, une tentative d'assassinat secoue le coeur de la chrétienté. Sur la vaste place Saint-Pierre à Rome, alors baignée par un soleil printanier, le pape Jean-Paul II, chef de l'Église catholique, est atteint de plusieurs balles tirées à bout portant par Mehmet Ali A?ca, un homme d'origine turque, membre du groupe d'extrême droite des Loups gris. L'attentat, survenu alors que le pape salue les fidèles depuis la papamobile décapotée, plonge le Vatican, l'Italie et le monde dans une stupeur aussi vive qu'immédiate.
Ce 13 mai n’est pas une date anodine. Elle marque l’anniversaire des premières apparitions de la Vierge à Fatima, au Portugal, en 1917. Jean-Paul II, profondément attaché à la Vierge de Fatima, y voit plus tard un signe providentiel. À 17 h 19, trois coups de feu claquent dans l’air. Touché à l’abdomen, à la main et au bras, Jean-Paul II s’effondre dans la voiture. La panique est totale, les fidèles hurlent, des gardes du Vatican se ruent sur l’agresseur et l’immobilisent immédiatement. Dans un ballet d’urgence, le pape est évacué vers le Policlinico Gemelli de Rome où il subit une opération longue de plus de cinq heures.
La tentative d’assassinat n’est pas un acte isolé, mais le reflet tragique des tensions géopolitiques de la guerre froide. Mehmet Ali A?ca, déjà évadé d’une prison turque après le meurtre d’un journaliste de gauche, avait auparavant menacé de tuer le pape, qu’il accusait d’être le "chef des croisés". Mais cette version personnelle ne suffit pas à expliquer l’événement. Très vite, la piste d’un complot international émerge. Des soupçons se dirigent vers les services secrets bulgares et, au-delà, vers le KGB soviétique. Jean-Paul II, fervent soutien du syndicat polonais Solidarnosc et figure charismatique de l’anticommunisme, était devenu une menace idéologique pour les régimes de l’Est.
Le monde suit avec inquiétude les bulletins médicaux. L’état du pape est jugé critique. La perte de sang est massive, les blessures profondes. Pourtant, contre toute attente, Jean-Paul II survit. Sa convalescence dure plusieurs semaines, mais il réapparaît en public dès l’été. Il pardonne publiquement à son agresseur et demande aux fidèles de prier pour lui. Ce pardon, posé en geste spectaculaire, devient l’un des actes les plus commentés et symboliques de son pontificat. En 1983, le pape rend visite à Mehmet Ali A?ca dans sa cellule et s’entretient longuement avec lui. L’image des deux hommes dans une conversation apaisée marque durablement les esprits.
Les raisons exactes de l’attentat ne seront jamais totalement élucidées. Des procès ont lieu en Italie. Mehmet Ali A?ca est condamné à la réclusion à perpétuité. Pendant des années, il change à plusieurs reprises de version, affirmant tour à tour avoir agi seul, puis désignant des commanditaires est-européens. Des enquêtes journalistiques, des commissions parlementaires et des documents d’archives laissent entendre qu’un faisceau d’intérêts a pu se croiser autour de ce crime : la haine idéologique, la manipulation politique, l'instrumentalisation religieuse. Aucun tribunal ne confirmera jamais de façon définitive l’implication des services secrets d’un État.
Mais cet attentat, bien plus qu’un fait divers, s’inscrit dans le temps long des confrontations de blocs. Il faut se souvenir du contexte. À l’est, l’URSS s’enlise dans sa guerre en Afghanistan. À l’ouest, les États-Unis, sous Ronald Reagan, durcissent le ton contre Moscou. Et au milieu, la Pologne s’agite, portée par les revendications de liberté menées par Solidarnosc et soutenues par un pape polonais. En s’en prenant à Jean-Paul II, c’est aussi un symbole qu’on a voulu abattre : celui d’un homme capable de mobiliser des foules contre le totalitarisme.
L’événement modifie profondément le pontificat de Jean-Paul II. Affaibli dans son corps, il gagne en force spirituelle. Il voit dans sa survie un signe divin, une mission renouvelée. Il renforce son lien avec Fatima, fait placer dans la couronne de la statue de la Vierge la balle qui l’a atteint, et accentue ses appels à la paix. Dès lors, sa voix devient plus ferme contre la répression, plus constante dans son dialogue avec les religions et plus intense dans sa volonté de construire une Europe libérée de la peur.
Les conséquences de l’attentat ne se limitent pas à l’univers spirituel. La sécurité du pape est repensée. La papamobile est désormais blindée, les apparitions publiques plus encadrées. L’Église elle-même prend conscience de sa vulnérabilité. Les pontificats suivants hériteront de cette prudence. Mais surtout, l’image d’un pape souffrant mais debout devient centrale dans l’imaginaire collectif. Jean-Paul II s’impose comme un martyr vivant, un homme qui a frôlé la mort et qui, en revenant, affirme avec d’autant plus de force son message de foi et de résistance.
À mesure que les années passent, le geste du 13 mai 1981 se charge de significations nouvelles. Il devient une page du XXe siècle. Il réunit Rome et Fatima, les luttes idéologiques et la quête de réconciliation, le sang versé et le pardon donné. L’histoire personnelle d’un pape rejoint alors celle d’un monde en mutation, un monde où l’équilibre des forces se fragilise, où les alliances s’ajustent et où les figures spirituelles retrouvent une place d’influence. En 2000, le Vatican révèle qu’une partie du troisième secret de Fatima évoquait l’attentat contre un évêque vêtu de blanc. Pour beaucoup, ce lien parachève la sacralisation de l’événement.
La tentative d’assassinat du 13 mai 1981 n’a donc pas seulement changé le destin d’un homme. Elle a inscrit dans le marbre de l’histoire une fracture, une tension, une possibilité d’effondrement. Mais elle a aussi révélé une capacité à transformer la douleur en parole, la peur en pardon, l’attaque en appel à la paix. C’est en cela qu’elle appartient pleinement au siècle des conflits, mais aussi à celui des réconciliations.