14 mai 1610. Dans la poussière bruissante d’un Paris déjà gorgé d’odeurs estivales, un carrosse avance au pas dans la mince rue de la Ferronnerie. Le convoi royal, coincé par deux lourdes charrettes de vin, a interrompu sa cavalcade d’apparat pour épouser le rythme des chalands qui hèlent, marchandent, crient. Sur le siège arrière apparaît une silhouette familière aux Parisiens : Henri de Bourbon, roi de France et de Navarre, quarante-six ans, barbe poivre et sel, collerette empesée éclatant comme un drapeau de paix. Toute sa politique, depuis quinze ans, consiste à avaler l’espace du royaume, à en recoudre patiemment les déchirures.
Le temps long explique ce sentiment de sécurité. Depuis son abjuration à Saint-Denis en 1593 et son entrée triomphale à Paris l’année suivante, Henri IV a construit patiemment un équilibre entre catholiques majoritaires et minorité réformée. Son édit de Nantes, promulgué en 1598, a octroyé liberté de conscience, places de sûreté et droits politiques aux protestants, réduisant les barricades à des souvenirs de mauvaise conscience urbaine. L’agriculture a repris souffle ; les routes, jadis farcies de reîtres, se couvrent de voituriers ; la fabrication de draps, de soieries et de canons abreuve des foires paisibles.
Pourtant la paix est un vernis mince. Au delà des Pyrénées, Philippe III d’Espagne craint la résurrection d’une France puissante, capable d’appuyer les Provinces-Unies insurgées. Dans les couloirs madrilènes, on caricature Henri en champion de l’hérésie masqué sous la chape romaine. À Rome même, certains théologiens jésuites murmurent qu’aucune abjuration sincère ne saurait effacer tant d’allers-retours spirituels. Dans les faubourgs parisiens subsiste un foyer inextinguible de Ligue ; les prédicateurs martèlent du haut des chaires que la royauté, si elle transige avec l’erreur, mérite le glaive des justes.
Au creux de ces tensions navigue François Ravaillac. Né à Angoulême dans une famille de modestes officiers, élève fervent des oratoriens, il se persuade au tournant du siècle d’avoir reçu mission divine. Plusieurs extases lui auraient montré un Christ portant les plaies de la France et accusant le roi de vouloir guerroyer contre le pape. Recalé trois fois pour entrer chez les Feuillants, il sombre dans une mélancolie mystique. En 1609, il se rend à Paris, tente d’approcher Henri pour le convaincre d’abandonner ses projets militaires, obtient un bref entretien avec un valet puis disparaît dans la foule, convaincu de l’hostilité du pouvoir.
Janvier 1610 : Ravaillac est brièvement arrêté à Angoulême pour propos séditieux, mais libéré faute de chef d’accusation solide. Il revient aussitôt à la capitale, repère les parcours habituels du carrosse royal, note les arrêts, mesure les distances. Le matin du 14 mai, il achète un couteau à manche de buis, le glisse sous son pourpoint, se confesse à l’église Saint-Gervais, puis rejoint la rue de la Ferronnerie. Là, patient comme un pénitent, il se poste près d’une boutique de chandelles, attendant l’occasion que la Providence ne manquera pas de lui offrir.
Lorsque les chevaux s’arrêtent, l’occasion s’ouvre. Ravaillac grimpe sur le marchepied, pousse le bras d’un laquais et plonge sa lame entre la cinquième et la sixième côte du roi. Le premier coup tranche une branche de l’artère pulmonaire ; le second, plus ample, traverse le cœur. Henri lâche un souffle bref : "Je suis blessé", s’affaisse, la fraise tachée d’un carmin brutal. Les passants hurlent, les gardes tirent leurs épées, mais l’assassin, étonnamment calme, ne cherche pas la fuite. Il est saisi, solidement maîtrisé, conduit vers la conciergerie du Palais.
La nouvelle atteint le Louvre à la vitesse des cloches qui sonnent le tocsin. Dès la première heure, un conseil restreint se réunit. Le dauphin Louis, huit ans, pleure dans les jupes de sa mère ; Marie de Médicis exige que le Parlement de Paris la proclame régente sans délai. La garde bourgeoise se déploie sur les ponts, craignant un soulèvement des ligueurs. Les marchands ferment boutique, les étudiants affluent vers la Cour Carrée pour connaître le nom du successeur. On se souvient du chaos de 1589, quand Henri III gisait mortellement blessé, quand la capitale, livrée à la Ligue, refusait d’ouvrir ses portes au nouveau roi.
Pourtant le royaume tient. Les gouverneurs de province jurent aussitôt fidélité au jeune Louis XIII ; le président Jeannin trouve des fonds pour solder les troupes ; Sully, bien que malade, fait ouvrir les coffres de la monnaie afin d’éviter toute panique. Le 15 mai, la messe des morts est dite dans Notre-Dame devant une assemblée glacée d’effroi. Le peuple, privé de l’unique roi à avoir parcouru les campagnes sans escorte, élève des autels improvisés aux portes des faubourgs. Déjà naît l’image du "bon roi Henri", vénéré non pour sa majesté mais pour sa proximité charnelle avec ceux qu’il gouvernait.
Le procès de Ravaillac commence le 17 mai. Interrogatoires sous la question ordinaire et extraordinaire n’arrachent que des aveux embrouillés ; il affirme avoir agi seul, inspiré d’En-Haut. On fouille ses logis, on questionne ses confesseurs, on suspecte les jésuites, on ferme les frontières. Faute de preuves, on conclut à l’acte isolé d’un illuminé. Le 27 mai, place de Grève, le condamné subit le supplice de l’écartèlement : chair déchirée, poing brandissant un tison, huile bouillante sur les plaies, cendre répandue au vent. La foule exulte et frissonne tout à la fois, mêlant désir de justice et effroi devant l’excès.
La mort du roi redessine cependant la politique européenne. Marie de Médicis, sous l’influence de Concini, suspend l’expédition destinée à Juliers, signe des trêves tacites avec Madrid et Vienne. Les grands, frustrés, forment des ligues d’opposition. En 1614 se tiennent d’ultimes États généraux où nobles et tiers protestent contre la faveur étrangère. Trois ans plus tard, Louis XIII fait assassiner Concini, exile sa mère et appelle auprès de lui Richelieu. Ce dernier, héritier paradoxal du réalisme d’Henri, centralisera la décision militaire, accroîtra la fiscalité et engagera la France dans la guerre de Trente Ans.
Dans la mémoire collective, l’événement devient mythe. Les chansons populaires peignent le roi moustachu partageant la soupe des laboureurs, promettant la poule au pot, tolérant la prière au temple. À chaque disette, on invoque son ombre comme on prierait un saint laïque. Les graveurs diffusent son effigie couronnée de lauriers, entourée d’amours portant des rameaux d’olivier. Par contraste, Ravaillac figure l’archétype du fanatique à la dague, rappel constant que l’équilibre religieux demeure précaire.
Sur la longue durée, l’assassinat s’inscrit dans une chaîne d’actes régicides traversant l’Europe moderne : William d’Orange en 1584, Jacques Ier d’Angleterre échappant à la Conspiration des poudres en 1605, Gustave III de Suède en 1792. Chacun révèle la vulnérabilité d’États où le chef peine à se distinguer physiquement de ses sujets. La réponse française, mêlant justice spectaculaire et resserrement administratif, annonce la rationalisation policière du siècle suivant.
Le commerce, lui, ressent l’absence du roi jusque dans les ports de l’Atlantique. Les négociants de La Rochelle craignent que l’incertitude freine les avances de crédit venues d’Anvers ; les fermiers généraux redoutent une remontée des brigandages sur les chemins. Pourtant, grâce aux réformes fiscales menées depuis une décennie, la dette publique demeure contenue ; les caisses assurent encore la solde des garnisons de Picardie et des places fortes protestantes. Cette stabilité budgétaire, fragile mais réelle, évite au royaume la spirale des révoltes frumentaires qui secouèrent l’Espagne.
Au siècle suivant, Voltaire célèbrera la sagesse d’Henri IV, Michelet l’érigera en monarque citoyen, et la Troisième République verra en lui le précurseur d’une France laïque avant l’heure. Ces lectures successives témoignent de la plasticité d’une mémoire qui sert chaque génération. Elles rappellent aussi que l’assassinat d’un souverain ne constitue pas seulement un crime : il devient un miroir tendu à la société, révélant ses peurs, ses attentes et son besoin d’incarner la nation dans un corps mortel.
Au final, le drame de la Ferronnerie rappelle que bâtir l’État moderne fut acte d’équilibriste : construire des institutions capables de survivre à la défaillance d’un homme sans étouffer la respiration du royaume encore aujourd’hui.