HISTOIRE D UN JOUR - 15 MAI 1918

La fin des rouges en Finlande

Le 15 mai 1918, la guerre civile finlandaise s’achève avec la reprise du fort d’Ino par l’armée blanche, cristallisant la victoire des conservateurs nationalistes sur les factions socialistes, les « rouges », soutenues en partie par la Russie soviétique naissante. Le lendemain, Helsinki est le théâtre d’une parade militaire triomphale, symbole d’une victoire certes militaire, mais annonciatrice d’un ordre nouveau profondément marqué par la fracture du conflit. Pour comprendre l’ampleur de cette rupture, il faut revenir en arrière, vers les soubassements politiques, sociaux et économiques qui ont mené un jeune État à se déchirer quelques mois à peine après avoir conquis son indépendance.

Depuis 1809, la Finlande était un grand-duché autonome sous l’autorité de la Russie impériale. Malgré cette sujétion, elle conserve ses lois, sa monnaie et une certaine autonomie administrative. À partir de la fin du XIXe siècle, la montée du nationalisme finlandais se heurte aux velléités de russification du pouvoir tsariste. Lorsque la révolution russe éclate en mars 1917, le pouvoir central s’effondre et avec lui l’autorité impériale sur les territoires périphériques. En Finlande, le Sénat, dominé par les conservateurs, déclare l’indépendance le 6 décembre 1917. Mais cette indépendance est vite contestée de l’intérieur. Le pays est divisé, littéralement en deux : d’un côté, la bourgeoisie, les propriétaires terriens, les officiers et les classes moyennes ralliées aux conservateurs ; de l’autre, les ouvriers, les paysans pauvres, les chômeurs, mobilisés par la gauche socialiste radicalisée.

La guerre civile éclate officiellement le 27 janvier 1918. Les rouges prennent rapidement le contrôle du sud industriel du pays, notamment Tampere et Helsinki. En face, les blancs, dirigés par le général Carl Gustaf Emil Mannerheim, s’organisent à partir de l’ouest et du nord. Leur objectif est clair : restaurer l’ordre, affirmer la souveraineté nationale et extirper l’influence bolchevique du territoire. La guerre est brutale, courte, mais d’une violence extrême. Elle se déroule en grande partie dans un hiver glacial, entre guérilla urbaine, opérations militaires conventionnelles et répression féroce.

Le tournant intervient en avril 1918. La bataille de Tampere, l’un des fiefs rouges, se conclut par une victoire décisive des blancs. La ville est assiégée, pilonnée, prise de force. C’est une défaite militaire et morale pour les rouges, qui perdent à la fois un bastion logistique et un symbole de résistance ouvrière. L’avance blanche s’accélère, soutenue discrètement par l’Empire allemand qui voit dans les conservateurs finlandais un rempart contre le bolchévisme. En mai, la ligne de front se désagrège. Les rouges se replient ou se rendent. La prise du fort d’Ino, à la frontière russo-finlandaise, met fin aux hostilités.

Mais ce 15 mai 1918 n’est pas seulement un aboutissement militaire : c’est aussi l’intronisation d’une nouvelle légitimité. La parade du 16 mai à Helsinki, où Mannerheim passe les troupes en revue devant une foule en liesse, consacre la victoire blanche comme fondatrice de l’État finlandais moderne. Le général y acquiert un prestige durable, bientôt transformé en capital politique. Derrière les oriflammes et les uniformes rutilants se cache cependant une société traumatisée. Car cette guerre, bien qu’éclair, a laissé derrière elle plus de 36 000 morts, soit environ un pour cent de la population, une hécatombe à l’échelle finlandaise.

Ce conflit a fracturé durablement le tissu social. Les exactions ont été nombreuses de part et d’autre, mais la répression blanche après la guerre est féroce. Camps de prisonniers, exécutions sommaires, famines organisées : les vaincus sont traités non comme des adversaires politiques mais comme des traîtres. Environ 80 000 personnes sont internées, et plus de 11 000 y meurent dans les mois qui suivent, de malnutrition ou de maladie. Le pouvoir blanc instaure une épuration visant à purger l’administration, les syndicats, les journaux et les écoles de toute influence socialiste. C’est une normalisation autoritaire, mais aussi une tentative de créer un État-nation homogène, libéré des scories révolutionnaires.

Pourtant, cette paix blanche n’est ni unanime ni durable. Une partie de la population, surtout dans les zones rurales du sud, reste fidèle aux idéaux socialistes. Ces poches de mécontentement se transforment peu à peu en engagement parlementaire. Car en parallèle de la répression, une vie politique renaît. Des élections sont organisées dès 1919. Les sociaux-démocrates, ayant tiré les leçons du conflit, reviennent progressivement sur la scène légale. Le système parlementaire est maintenu, et même renforcé avec l’adoption d’une constitution républicaine en 1919 qui fait de la Finlande un État démocratique, malgré les séquelles du conflit.

Le traumatisme de la guerre civile agit comme un repoussoir. Pendant plusieurs décennies, l’élite politique finlandaise cherchera à éviter toute confrontation ouverte entre classes sociales. Un compromis tacite s’installe : la droite gouverne, mais la gauche est intégrée au processus démocratique. Cette dynamique, bien que fragile, permet à la Finlande d’atteindre une certaine stabilité dans l’entre-deux-guerres, en dépit de tensions sociales récurrentes. Mannerheim reste une figure centrale, perçu comme un garant de l’unité nationale.

Au-delà des lignes de front, la guerre de 1918 révèle la difficulté d’un jeune État à se construire sans consensus sur sa légitimité politique. L’indépendance acquise en 1917 ne suffit pas à souder une nation. Le clivage entre Finlande urbaine et rurale, entre classes dominantes et classes laborieuses, entre aspirations démocratiques et volonté d’ordre, rendait l’épreuve du feu presque inévitable. La fin du conflit, matérialisée par la chute du fort d’Ino, marque l’issue militaire mais ne règle pas le contentieux idéologique.

La mémoire de la guerre civile finlandaise reste ambivalente. Longtemps, elle est refoulée, tue dans les discours officiels. Les monuments aux morts blancs sont érigés dans toutes les villes, tandis que les victimes rouges sont reléguées aux fosses communes, sans reconnaissance publique. Ce n’est qu’à partir des années 1960 qu’une relecture plus équilibrée commence à émerger, dans l’historiographie comme dans la culture populaire. Le centenaire du conflit en 2018 fut l’occasion d’un retour critique sur cet épisode, avec une volonté de réconciliation mémorielle assumée par l’État.

En somme, le 15 mai 1918 fut bien plus qu’une victoire militaire. Il scelle la naissance d’un État finlandais conservateur, marqué par la peur du communisme, par la recherche d’unité sociale et par une volonté d’indépendance farouche vis-à-vis de la Russie. Ce jour clôt une guerre mais ouvre un long travail de cicatrisation nationale, fait de compromis, de refoulements et de lente reconnaissance des blessures. La parade du 16 mai célèbre une paix durement acquise, mais laisse derrière elle un silence pesant, que l’histoire mettra des décennies à combler.

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