HISTOIRE D UN JOUR - 17 MAI 1973

Les caméras du pouvoir

17 mai 1973 – lorsque les caméras s’allument dans la pièce lambrissée du Russell Senate Office Building, un acte inédit se joue : la démocratie américaine se donne en spectacle devant des millions de téléspectateurs. Pour la première fois, une enquête du Congrès est retransmise en direct, du serment des témoins jusqu’au moindre froncement de sourcils des sénateurs. Ce jeudi printanier ouvre la saison télévisée du Watergate, qu’aucun producteur n’aurait osé imaginer : une série haletante dont chaque épisode menace l’édifice présidentiel et invite le citoyen ordinaire à juger la vérité à livre ouvert.

Le chemin qui mène à cette séance publique commence un an plus tôt, à l’aube du 17 juin 1972, quand cinq silhouettes sont surprises en train de forcer la serrure du quartier général démocrate installé dans l’immeuble du Watergate. L’effraction paraît d’abord médiocre, mais la curiosité obstinée de deux jeunes reporters du Washington Post, Bob Woodward et Carl Bernstein, révèle un réseau de chèques occultes et de manoeuvres clandestines lié au comité pour la réélection du président Richard Nixon. Au fil de l’automne, chaque article ajoute une pièce au puzzle, tandis que la Maison-Blanche oppose dénégations et manœuvres dilatoires.

Le scandale prend une dimension institutionnelle le 7 février 1973, lorsque le Sénat crée, par 77 voix contre 0, la Select Committee on Presidential Campaign Activities. Le démocrate Sam Ervin, juriste redouté pour sa maîtrise de la Constitution, en devient la figure garante. Rapidement, la question cruciale dépasse les murs du Capitole : faut-il permettre aux caméras de télévision d’entrer ? Les partisans y voient un acte de transparence, les sceptiques redoutent la tentation du théâtre. Un compromis s’impose : les grandes chaînes commerciales partageront le signal en alternance avec la chaîne publique PBS, afin que chaque auditeur puisse suivre, en direct ou en différé, la mécanique du pouvoir mise à nu.

À midi pile, le 17 mai, l’image s’ancre sur le visage massif d’Ervin. Le sénateur prononce quelques phrases d’ouverture, rappelant la mission sacrée du Congrès : protéger la République contre tout abus d’autorité. Autour de lui, micros et projecteurs créent une chaleur inhabituelle ; les témoins tamponnent leur front, les sténographes griffonnent, et les photographes immortalisent cette liturgie civique. Dans les salons et les cantines, sur les campus et dans les motels, une Amérique entière suspend ses activités pour écouter des jurons feutrés, des dates, des noms, et mesurer le poids de la justice lorsqu’elle se prononce à voix haute.

La première semaine d’auditions met en lumière James McCord, ancien agent du FBI devenu coordinateur pour la sécurité du comité Nixon. Impassible, il détaille la provenance de l’argent liquide retrouvé sur les cambrioleurs : un système de valises transitant par le Mexique, puis redistribué aux plombiers chargés des opérations secrètes. Son récit, terne mais précis, brise la version officielle d’un incident isolé. Puis surgit John Dean, conseiller juridique du président, silhouette frêle mais voix assurée. Le 25 juin, il décrit, sur plus de cent trente pages de déclaration préliminaire, la réunion du 21 mars où Nixon aurait accepté un hush money de près d’un million de dollars pour acheter le silence des comparses. Chaque phrase provoque une onde de choc, et l’audimat grimpe jusqu’à rivaliser avec les séries phares du prime time.

La réaction populaire dépasse tout calcul. Hôtesses de l’air et chauffeurs routiers règlent leurs pauses pour la diffusion, les universités installent des écrans géants dans les cafétérias, et les fabricants de magnétoscopes voient leurs ventes doubler. Les sondages Gallup révèlent un effondrement rapide de la confiance : en janvier, 68 % des Américains approuvaient l’action du président ; fin juillet, ils ne sont plus que 34 %. La télévision, en rendant visibles les hésitations, les silences et parfois les mensonges, transforme la politique en une expérience sensorielle immédiate.

Le coup de théâtre majeur intervient le 16 juillet, lorsque l’ancien conseiller Alexander Butterfield avoue l’existence d’un système d’enregistrement continu dans le Bureau ovale. En quelques secondes, la dynamique bascule : la parole de Nixon n’est plus l’objet d’un débat, elle peut être confrontée à des bandes magnétiques. La commission, stupéfaite, réclame les cassettes. La Maison-Blanche invoque d’abord la sécurité nationale, puis le privilège exécutif. Mais la sentence sociale est déjà tombée : les individus comprennent que la vérité objective dort quelque part sur des bobines de Mylar.

Au-delà du drame politique, les auditions sculptent une nouvelle grammaire médiatique. Les questions se font courtes, les réponses doivent être compréhensibles pour l’électeur lambda, et chaque sénateur sait qu’un seul mot peut être rejoué en boucle au journal du soir. Les experts parlent d’un Watergate effect : désormais, toute administration devra composer avec les caméras comme avec un acteur indépendant, capable d’élever ou de ruiner des réputations en direct.

Pour la justice, l’été 1973 prépare un terrain fertile. Le procureur spécial Archibald Cox multiplie les assignations à comparaître, tandis que le grand jury fédéral met en examen H. R. Haldeman et John Ehrlichman, piliers de la garde rapprochée du président. Les auditions alimentent ces procédures en informations brutes, créant un flux permanent entre le Capitole et la salle d’audience. Les professeurs de droit publient des tribunes sur l’équilibre des pouvoirs, redécouvrant les écrits de Madison sur le contrôle mutuel des institutions.

Le fracas traverse les frontières. À Londres, la BBC consacre des émissions spéciales à cette dramaturgie américaine ; à Paris, Le Monde baptise la commission Ervin le tribunal cathodique du peuple ; à Moscou, la Pravda ironise sur les contradictions d’une société capitaliste qui lave son linge sale devant le monde entier. Pourtant, même les nations adverses reconnaissent la force d’un système où le chef de l’exécutif peut être publiquement interrogé par des élus.

La vie quotidienne se teinte de références. Dans les diners, on commande des burger-gate en plaisantant, les humoristes de Johnny Carson imitent les mimiques de Nixon, et les enfants jouent à Sam Ervin à la cour de récréation. L’histoire longue chère aux géographes s’invite alors : le Watergate prolonge une décennie de doutes, après les assassinats de Kennedy et King, la guerre du Viêt Nam et les révoltes civiles. Les auditions télévisées rassemblent ces angoisses en un moment cathartique où l’État paraît vaciller, mais où, paradoxalement, la Constitution démontre sa résilience.

En septembre, lorsque les caméras se retirent, le Congrès poursuit l’œuvre entamée. Les amendements au Federal Election Campaign Act imposent une transparence accrue des dons politiques ; le War Powers Act, voté en novembre 1973, restreint l’engagement militaire unilatéral. Même la Freedom of Information Act reçoit de nouveaux muscles. Les sénateurs, galvanisés par la surveillance populaire, veulent pérenniser cet élan civique.

Le 8 août 1974, Nixon se résigne à démissionner, première abdication volontaire d’un président américain. Mais pour la mémoire collective, le véritable tournant demeure ce 17 mai 1973, lorsque l’écran de télévision devint miroir, projecteur et tribunal. En ouvrant les portes du Sénat à la lumière crue des studios, la République prouva que sa vitalité surgissait de l’examen public, et que la distance entre gouvernants et gouvernés pouvait, l’espace d’un été, se réduire à un simple faisceau de photons.

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