HISTOIRE D UN JOUR - 18 MAI 1980

L'aube rouge de Gwangju

18 mai 1980. Au petit matin, sur le campus de l’université nationale de Jeonnam, quelques centaines d’étudiants se rassemblent malgré la loi martiale qui, depuis le coup d’État interne de Chun Doo-hwan, étouffe la péninsule coréenne. Dans la ville provinciale de Gwangju, loin du cœur politique de Séoul, la contestation gronde : on refuse que l’arrestation nocturne de l’opposant Kim Dae-jung et la dissolution brutale de l’Assemblée signalent un retour à la dictature militaire que la mort de Park Chung-hee semblait avoir close.

Le choc de la première journée ouvre pourtant une séquence inédite. Les soldats de la division spéciale, casques noirs et matraques de frêne, se déchaînent. Les témoins parleront d’os brisés, de crânes fendus, de lycéennes traînées par les cheveux. La rumeur du sang éveillera, en quelques heures, non seulement la foule universitaire, mais chauffeurs de taxi, commerçants, mineurs et paysans qui convergent vers la place devant la préfecture. Les slogans exigent la levée de la loi martiale, la libération des prisonniers politiques et la restauration d’un parlement souverain.

Le 19 mai, les rues débordent ; la colère s’organise en processions funèbres improvisées. Des camions-citernes incendient les barricades, la fumée se mêle aux gaz lacrymogènes. Les premiers morts paraissent sur les brancards de fortune ; on compte déjà plusieurs dizaines de blessés graves. Le soir, des voitures de police prises d’assaut sont retournées, puis incendiées. Sur un rond-point, des étudiants hissés sur un bus brandissent le drapeau national, proclamant que sa frange bleue, symbole des aspirations pacifiques du peuple, n’autorise plus le silence.

Le 20 mai signe le basculement. Des centaines de taxis forcent les barrages, klaxons hurlants, phares allumés, créant un convoi protecteur autour des cortèges de manifestants. L’image s’imprime dans la mémoire collective : Gwangju regarde ses propres fils prendre la relève de la police défaillante. La riposte militaire s’intensifie ; des hélicoptères survolent les toits et mitraillent les artères principales. Des balles perdues traversent fenêtres et volets, frappant des familles retranchées. Les églises ouvrent leurs nefs aux blessés, tandis que des médecins bénévoles improvisent des blocs opératoires dans les sous-sols.

Le 21 mai au matin, la foule, désormais armée de fusils confisqués aux dépôts de réserve et de M1 Garand subtilisés dans les commissariats, repousse un assaut. À treize heures trente, place de la préfecture, les militaires ouvrent le feu sur la masse compacte qui chante l’hymne patriotique. Les images captées clandestinement par des photographes étrangers dévoileront plus tard des silhouettes tombant comme des épis fauchés dans une rizière. Le bilan sera longtemps controversé : la version officielle parlera de cent quatre-vingt-onze morts, mais les associations de victimes évoqueront des charniers dissimulés.

Entre le 22 et le 26 mai, Gwangju vit une brève autogestion. Les troupes se retirent à la périphérie, encerclant la ville mais laissant ouverte une nuit de respiration politique. Des comités civiques se forment ; un orateur d’usine proclame que la dignité n’attend pas la permission des gouvernants. On distribue des vivres, on organise la sécurité. Dans les quartiers, des haut-parleurs diffusent des messages d’encouragement ; on collecte le sang pour les blessés. Des liens fraternels naissent entre étudiants et mères de famille, soudés par la conscience d’appartenir à une cité assiégée.

Pour le régime de Séoul, l’îlot insurgé devient un défi existentiel. Les généraux craignent que d’autres provinces suivent l’exemple. Le 24 mai, Chun Doo-hwan obtient du commandement conjoint avec les États-Unis l’autorisation de mobiliser des divisions mécanisées. Washington, inquiet pour la stabilité régionale et ses propres garnisons vis-à-vis du Nord, ne s’oppose pas à la reconquête, se contentant d’exhorter à la modération. Cette passivité nourrira, des années durant, un anti-américanisme virulent chez une partie de la jeunesse sud-coréenne.

Le 27 mai, à trois heures du matin, l’opération Faisceau est déclenchée. Un déluge de grenades assourdissantes, de rafales de M60 et de tirs de lance-flammes s’abat sur la préfecture, dernier bastion tenu par environ deux cents citoyens armés. Le combat ne dure que quatre-vingt-dix minutes ; à l’aube, le drapeau sud-coréen flotte de nouveau, mais cette fois sous la garde des baïonnettes. Les survivants sont alignés, mains au-dessus de la tête, sur le trottoir encore maculé. Dans les jours qui suivent, les prisons militaires se remplissent ; des procès expéditifs condamnent à mort des meneurs que l’on fera disparaître sans sépulture publique.

La chape de silence tombe alors sur Gwangju. Les journaux nationaux, censurés, évoquent une émeute d’extrémistes manipulés par le Nord. Pourtant, les rumeurs franchissent les postes de contrôle, transitent par les étudiants de retour sur d’autres campus, gagnent les églises de Séoul et les cercles ouvriers d’Ulsan. Le nom de la ville devient mot de passe pour désigner l’injustice. Lorsque, en juin 1987, de vastes manifestations imposeront l’élection présidentielle au suffrage direct, les pancartes brandiront les portraits de ceux tombés sept ans plus tôt.

Le temps long, cher aux historiens, permet de mesurer l’onde de choc. Sur le plan politique, la junte consolide d’abord son pouvoir, mais se trouve dès lors délégitimée. Les anciens complices de Chun se désolidarisent à mesure que l’économie, entrée dans une phase d’industrialisation avancée, requiert l’ouverture de nouveaux marchés occidentaux soucieux des droits humains. Au plan social, les familles endeuillées s’organisent en associations de victimes, récoltant témoignages et objets personnels pour entretenir la flamme d’une mémoire collective.

Sur le plan culturel, la littérature, le cinéma et la chanson populaire transforment l’événement en mythe fondateur. Des romans comme Notre ciel décrivent les derniers instants des adolescents barricadés ; des films clandestins circulent sous le manteau, révélant aux générations suivantes les visages juvéniles d’une révolte sans chefs charismatiques mais riche d’un héroïsme partagé. Cette fictionnalisation, loin de trahir la réalité, soutient la transmission d’une exigence civique : que plus jamais l’État ne puisse tirer sur sa jeunesse impunément.

L’économie politique de la Corée du Sud post-1980 ne peut non plus être comprise sans le traumatisme de Gwangju. Les grèves massives de 1987, la légalisation des syndicats indépendants, l’émergence d’une société civile vigilante trouvent leur source dans l’expérience de la ville martyr. Lorsqu’en 1997, la crise asiatique menace de balayer le miracle du Han, les contre-pouvoirs citoyens nés dix-sept ans plus tôt veillent à ce que les mesures d’austérité demeurent débattues publiquement.

En 1995, la République sixième du nom met en examen Chun Doo-hwan et Roh Tae-woo pour mutinerie et corruption. Au procès, les dépositions évoquent les ordres venus de la Blue House, les réunions nocturnes où l’on décida d’écraser le noyau rouge. Les anciens généraux seront condamnés, puis amnistiés par le président Kim Young-sam – geste qui, paradoxalement, renforcera la demande d’une vérité historique intégrale. En 2000, une commission spéciale conclut que l’usage de la force fut illégal et inconstitutionnel, ouvrant la voie à des réparations financières et à la reconnaissance officielle des victimes.

Aujourd’hui, la colline du cimetière national de Mangwol-dong, où reposent nombre de victimes, surplombe une métropole de presque deux millions d’habitants, cœur culturel du sud-ouest. Chaque 18 mai, les sirènes retentissent à dix heures précises ; la ville se fige une minute, taxis inclus. Les élèves des écoles primaires apprennent des poèmes composés par les insurgés ; les touristes étrangers traversent un musée interactif qui projette en hologramme les visages reconstitués des disparus. La mémoire n’est plus dissidence : elle est devenue le socle d’une citoyenneté active.

Quarante-cinq ans après, l’insurrection de Gwangju demeure un lieu de convergence pour les luttes contemporaines – défense des droits des migrants, égalité des genres, dénucléarisation de la péninsule. On y puise une leçon simple : la souveraineté populaire se conquiert souvent à la périphérie, dans l’espace où les marges se solidarisent contre la raison d’État. À travers le tumulte initial, la violence et l’espérance entremêlées, a surgi le chambranle d’une démocratie qu’aucun recul autoritaire durable n’est encore parvenu à refermer.

À l’international, les gouvernements occidentaux réagirent avec prudence, soulignant la nécessité de préserver la stabilité face à la menace nord-coréenne, tandis que les organisations de défense des droits humains dénonçaient un massacre. Amnesty International publia en 1981 un rapport accablant qui, pour la première fois, évoquait plus de deux cents morts et plusieurs centaines de disparus. Des universitaires japonais lancèrent des collectes pour aider les familles, témoignant de solidarités transnationales qui contournaient les chancelleries silencieuses. En Europe, des exilés coréens organisèrent des sit-in à Genève.

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