Le 19 mai 1974, Valéry Giscard d'Estaing est élu président de la République française à l'issue du second tour d'une élection marquée par un duel inédit et serré entre deux hommes issus de familles politiques opposées : la droite libérale et centriste d’un côté, incarnée par Giscard, et la gauche unie autour de François Mitterrand. Ce résultat, en apparence une simple alternance au sommet de l'État, révèle en profondeur les transformations lentes et structurelles de la société française depuis la fin des Trente Glorieuses.
L’élection présidentielle de 1974 se déroule dans un contexte dramatique : la disparition soudaine, le 2 avril, du président Georges Pompidou. Ce décès en cours de mandat, le premier dans l’histoire de la Cinquième République, provoque une recomposition politique précipitée et brutale. La droite gaulliste, orpheline de son chef, se divise sur le choix d’un candidat capable de préserver l’héritage sans trahir l’esprit. Jacques Chaban-Delmas, ancien Premier ministre de Pompidou, se présente avec le soutien du RPR, mais Giscard, ministre de l’Économie et des Finances, entend incarner une droite moderne, européenne et technocratique. Après des semaines de tractations, il obtient le soutien décisif des centristes et d’une partie des gaullistes, notamment du Premier ministre Pierre Messmer, qui se retire en sa faveur.
À gauche, François Mitterrand apparaît comme le candidat naturel d’une opposition désormais unifiée par le Programme commun de gouvernement signé en 1972 entre le Parti socialiste, le Parti communiste français et les radicaux de gauche. Cette union historique redonne espoir à une gauche longtemps divisée. Mitterrand, déjà candidat en 1965, incarne une gauche républicaine, cultivée et combative, capable de rivaliser avec l’élite technocratique de droite.
La campagne est courte, tendue, dominée par les enjeux économiques et sociaux. Depuis le premier choc pétrolier de 1973, la croissance s’essouffle, l’inflation augmente, et le chômage, phénomène jusque-là marginal, commence à inquiéter. Le modèle français de l’État-providence, hérité de l’après-guerre, entre dans une zone de turbulences. Giscard promet le changement sans le bouleversement : modernisation, libéralisation, réforme de la société, mais dans la continuité des institutions. Mitterrand, lui, propose une rupture : nationalisations, hausse des salaires, renforcement des droits des travailleurs et réformes démocratiques, dont la suppression de la peine de mort.
Le débat télévisé entre les deux hommes, le 10 mai, entre dans l’histoire. C’est le premier duel présidentiel en direct, suivi par plus de 25 millions de téléspectateurs. Mitterrand y apparaît combatif, mais Giscard, plus jeune, plus incisif, place une formule devenue célèbre : « Vous n'avez pas le monopole du cœur. » Cette phrase, préparée avec soin, frappe l’opinion. Elle symbolise le positionnement de Giscard : un homme du centre, proche des aspirations sociales sans appartenir à la gauche.
Le soir du 19 mai, les résultats tombent : Valéry Giscard d’Estaing l’emporte avec 50,81 % des voix contre 49,19 % pour François Mitterrand. Une marge étroite qui traduit une France profondément divisée mais également en mutation. Giscard devient, à 48 ans, le plus jeune président de la République française depuis Louis-Napoléon Bonaparte. Son élection marque la fin du monopole gaulliste sur la droite et l’ouverture d’une nouvelle ère politique.
La victoire de Giscard est aussi celle d’un style. Avec sa silhouette longiligne, son langage soutenu et ses références européennes, il rompt avec l’autorité verticale des gaullistes. Son mandat débute sous le signe du rajeunissement : majorité à 18 ans, légalisation de l’avortement sous l’impulsion de Simone Veil, libéralisation de la télévision, réforme du divorce par consentement mutuel. Ces mesures, adoptées dès les premières années, incarnent une volonté d’adapter les institutions à une société plus individualiste, plus ouverte, plus émancipée.
Mais ce changement culturel ne masque pas les difficultés économiques croissantes. Les années qui suivent sont marquées par la montée du chômage, la stagflation et le malaise industriel. Giscard, malgré ses compétences économiques, peine à enrayer les effets de la crise mondiale. Son image de modernisateur technocrate se heurte à une réalité plus rude. De plus, les relations avec la majorité parlementaire gaulliste sont souvent tendues. Jacques Chirac, nommé Premier ministre, démissionne en 1976, dénonçant un manque de pouvoir et de soutien. Il fonde alors le RPR, instrument d’une nouvelle ambition présidentielle.
Sur le plan international, Giscard renforce les liens franco-allemands avec Helmut Schmidt, participe à la fondation du G7 et tente de promouvoir une Europe plus intégrée. Mais son style, jugé aristocratique, parfois distant, finit par l’éloigner d’une partie de l’opinion. L’affaire des diamants offerts par l’empereur centrafricain Bokassa entame sa crédibilité en 1979, à la veille de l’élection suivante.
L’élection de 1974 ne fut donc pas une simple alternance mais le révélateur d’une France qui basculait d’un monde d’après-guerre, encore forgé par les grandes idéologies, vers une société de consommation, d’image et de médiatisation politique. Ce moment charnière fut celui où l’élite technocratique prit le pas sur les figures militaires ou résistantes. Valéry Giscard d’Estaing incarna ce passage, avec ses promesses, ses réformes et ses limites. La France de l'après-1974 n’était plus tout à fait celle des Trente Glorieuses, et pas encore celle des crises sociales à venir. Elle entrait dans un entre-deux, celui de l’incertitude et de la modernité.