HISTOIRE D UN JOUR - 20 MAI 1902

Premières heures de la république cubaine

20 mai 1902 - en ce matin lumineux qui voit le pavillon étoilé descendre du mât du palais des gouverneurs de La Habana et, aussitôt, la bannière tricolore de l’étoile solitaire prendre le vent, une île trois fois séculaire entre dans le cercle des nations souveraines. La scène n’est pas un surgissement : elle couronne un long maillage d’élans créoles, d’intérêts impériaux et de circulations atlantiques dans lesquelles la canne, le tabac et le sucre ont façonné les équilibres sociaux aussi sûrement que les batailles.

Sous la monarchie espagnole, Cuba fut, dès la fin du XVIIIe siècle, le grenier sucrier du monde occidental. Reliée aux marchés de Cadix, de Londres puis de New York, l’île se couvrit de trapiches à vapeur et de rails avant même que les indépendances continentales n’affaiblissent l’empire ibérique. Mais la prospérité porte en germe le désir d’autonomie : en 1868, la guerre des Dix Ans éclate à Yara, menée par Carlos Manuel de Céspedes. Elle s’achève en 1878 sans vainqueur décisif, puis l’étincelle reprend en 1895 lorsque José Martí, exilé lettré, appelle à l’insurrection générale. Son appel meurt avec lui à Dos Ríos, mais la guérilla gagne l’ensemble de l’île.

L’Espagne, exsangue, concentre les paysans dans des camps de reconcentracion ; la mortalité s’envole. Washington, mû par ses ambitions navales et par l’émoi d’une presse jaune avide de drame caribéen, observe. Lorsque le cuirassé Maine explose dans la rade de La Habana le 15 février 1898, l’opinion américaine réclame la guerre. Quatre mois plus tard, la flotte de l’amiral Cervera est coulée à Santiago ; Madrid capitule. L’armistice de Paris transfère Cuba à une administration militaire étasunienne : la dernière bannière espagnole quitte le Morro le 1er janvier 1899.

Sous le gouvernorat du général Leonard Wood, la capitale est assainie, la fièvre jaune recule, les finances se modernisent et les écoles se multiplient. Mais, au moment d’accorder la souveraineté, le Congrès des États-Unis greffe à la loi d’appropriations de l’armée l’amendement Platt de 1901. Ce cavalier législatif limite la diplomatie future de Cuba, autorise Washington à intervenir pour préserver l’ordre intérieur et impose la location de bases navales, dont Guantánamo devient l’emblème. Les constituants cubains, divisés, finissent par accepter le texte à une voix près, afin d’obtenir le départ des troupes.

Reste à choisir un chef d’État. Les généraux de la guérilla se neutralisent ; alors surgit Tomás Estrada Palma, vétéran respecté, ancien instituteur installé à Central Valley, figure à la fois austère, rassurante pour Wall Street et populaire auprès des exilés. Élu sans opposition, il embarque à New York et débarque à La Habana le 17 mai 1902. Trois jours plus tard, à neuf heures du matin, sur l’esplanade du Morro, le général Wood proclame la restitution de l’île à son peuple. Les derniers bataillons de cavalerie embarquent, vingt et un coups de canon saluent la República de Cuba et Estrada Palma prête serment sur la constitution fraîchement imprimée.

Dans les cafés du Prado, on chante la Bayamesa, mais la liesse populaire dissimule déjà les fils invisibles d’une dépendance reconduite. Les plantations incendiées durant la guerre ont été rachetées à bas prix par des syndicates nord-américains : en 1903, près de la moitié du sucre exporté provient d’usines contrôlées depuis Boston ou La Nouvelle-Orléans. Les chemins de fer, reconstruits avec des capitaux de Saint Louis, dictent les tarifs du fret. Le tarif préférentiel accordé par Washington ouvre un marché géant, mais verrouille la production cubaine dans le sucre et le tabac.

Estrada Palma, homme frugal et pédagogue, mise sur l’éducation et le désendettement. Il ouvre des centaines d’écoles rurales, invite des instituteurs portoricains, transforme l’ancien cuartel de La Cabaña en université technique. Il codifie aussi la fonction publique et lance un projet de télégraphe insulaire. Pourtant, il s’appuie sur un parti modéré exclusif et réutilise la machine électorale héritée des autonomistes espagnols ; les libéraux de José Miguel Gómez dénoncent la fraude. Quand Estrada Palma sollicite un second mandat en 1906, la crise éclate : les insurgés libéraux descendent d’Oriente, les télégraphes sont coupés et le président réclame, ironie fatale, l’aide militaire de Washington. Trois ans après la proclamation d’indépendance, la seconde occupation américaine commence.

Pour nombre de contemporains, le 20 mai 1902 n’en reste pas moins un jalon fondateur. Il installe dans la mémoire collective la certitude qu’une souveraineté, même imparfaite, est possible. Des lycées portent désormais le nom de Martí, des clubs littéraires célèbrent la négritude, et les architectes de la Havane inventent un éclectisme tropical que l’Europe découvrira plus tard. Le son cubano, né dans les ruelles de Santiago, mêle l’héritage espagnol aux tambours bantous ; il traverse l’île à la vitesse des locomotives et annonce une modernité créole.

À longue distance, l’indépendance cubaine donne forme à un modèle inédit : la décolonisation surveillée. Entre les dominions britanniques et les protectorats wilsoniens, Cuba inaugure la catégorie des États à souveraineté restreinte. Elle confirme également le basculement du centre de gravité caribéen hors d’Europe et préfigure les débats sur l’autonomie relative qui marqueront le XXe siècle latino-américain. Paradoxalement, l’amendement Platt, que les nationalistes honnirent, fournit en 1934 le cadre de sa propre abrogation quand Washington, confronté à la diplomatie du bon voisinage, renonce à l’intervention systématique.

Les lendemains du premier quinquennat républicain le montrent : la réforme foncière, esquissée puis abandonnée, laisse la zone orientale aux mains des sucreries nord-américaines ; les migrations internes créent une cité-État autour du Malecón tandis que le reste de l’île demeure rural ; le système politique, copié de Philadelphie mais greffé sur un clientélisme créole, engendre des présidences courtes, souvent violentes. Pourtant, la date de 1902 ancre une promesse que ni les dictatures ni les crises ne pourront effacer : l’idée d’une République cubaine issue des luttes de ses propres habitants.

Ainsi, le 20 mai 1902 se lit comme l’instant où le temps cubain change de texture : il cesse d’être celui d’une colonie réglée par les décisions venues d’au-delà de l’Atlantique pour devenir un temps stratifié, fait de cycles sucriers, d’élections, de cyclones et de carnavals. Les cloches des églises sonnèrent dix fois ce jour-là ; nul ne savait alors qu’elles rythmeraient, un siècle plus tard, les incertitudes d’une Caraïbe toujours prise entre les vents du Nord et les aspirations du Sud.

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