Le 21 mai 2006, les habitants du Monténégro furent appelés aux urnes pour un choix aux dimensions historiques : maintenir l'union déjà vacillante avec la Serbie ou prendre enfin le chemin d'une souveraineté propre, attendue depuis plus d'un siècle par certains. Ce jour-là, 55,5 % des votants se sont prononcés en faveur de l'indépendance. Un chiffre à la fois juste suffisant pour franchir le seuil requis par l'Union européenne, fixé à 55 %, et symbolique d'une population encore divisée dans son identité et son avenir. Le 3 juin 2006, le parlement monténégrin déclara officiellement l'indépendance, mettant fin à l'une des dernières rémanences institutionnelles de l'ex-Yougoslavie.
Comprendre cette date nécessite un retour long dans le temps. Le Monténégro, territoire de montagnes escarpées et de traditions guerrières, fut longtemps un bastion indépendant dans les Balkans. Au XIXe siècle, il était déjà une entité politique à part entière, avec une reconnaissance internationale acquise lors du Congrès de Berlin en 1878. Mais l'effondrement de l'ordre ottoman, puis la formation du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes en 1918, l'intégra dans un ensemble politique plus large. Depuis cette date, la voix monténégrine s'était confondue, de manière volontaire ou imposée, dans le concert yougoslave.
La Yougoslavie, dans ses différentes mues, offrait un cadre fédéral où le Monténégro, petit en population et en superficie, bénéficiait de certaines autonomies tout en partageant un destin collectif avec d'autres républiques. Mais cette construction s'effondra à partir des années 1990. Dans l'effusion de nationalismes, de violences, de séparations et de guerres, le Monténégro resta étrangement lié à la Serbie. Après 1992, alors que la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine avaient pris leur envol, ne restait de la fédération qu'une petite Yougoslavie, composée uniquement de la Serbie et du Monténégro.
Pour beaucoup de Monténégrins, cette union apparaissait de plus en plus comme une cage. Durant les années de guerre, le pays fut entraîné dans des conflits qui n'étaient pas les siens. Sa jeunesse fut mobilisée, ses ports utilisés, ses ressources siphonnées au service de Belgrade. Slobodan Milosevic, figure centrale de cette période, perdit progressivement le soutien des Monténégrins, qui réclamaient plus d'autonomie et une ouverture vers l'Europe.
En 2003, l'équilibre fut repensé avec la création de l'Union étatique de Serbie-et-Monténégro, structure plus souple que la fédération précédente, prévue pour durer trois ans, à l'issue desquels un référendum serait possible. Ce fut le compromis accepté par Bruxelles et l'ONU pour stabiliser la région. Pendant ce laps de temps, Podgorica, capitale monténégrine, affirma de plus en plus son autonomie. Elle adopta l'euro sans faire partie de la zone monétaire, réforma son administration, noua des contacts bilatéraux et renforça sa politique de distinction identitaire, notamment par la promotion de la langue monténégrine et des symboles nationaux.
Dans ce contexte préparé et tendu, le référendum de 2006 devint inévitable. La campagne fut intense, parfois virulente. Deux visions s'affrontaient : celle d'une nation monténégrine singulière, européenne, en quête d'une reconnaissance pleine ; celle d'une communauté historique avec la Serbie, partageant langue, religion orthodoxe et passé guerrier. Les clivages parcouraient les familles, les villages, les institutions. L'Union européenne, soucieuse d'éviter une nouvelle crise dans les Balkans, imposa un cadre rigoureux : au moins 55 % de votes favorables à l'indépendance pour que celle-ci soit reconnue.
Le 21 mai, la participation fut massive, dépassant les 85 %. Dans un climat à la fois fébrile et solennel, les Monténégrins votèrent pour sceller leur destin. Le résultat, annoncé avec prudence, montra que la barre était franchie : 55,5 % de oui. Par une marge infime, mais réelle, le peuple optait pour la rupture. La communauté internationale, y compris la Serbie, reconnut le choix. Le 3 juin 2006, le parlement siégeant à Podgorica proclama l'indépendance de la République du Monténégro. Quelques semaines plus tard, le pays devint le 192e membre de l'Organisation des Nations unies.
Ce geste politique fut bien plus qu'un changement de statut juridique. Il engageait une redéfinition de l'identité monténégrine. Pendant des décennies, voire des siècles, les Monténégrins avaient été à la fois eux-mêmes et une partie du monde serbe. Le choix de l'indépendance obligeait à trancher, à penser une nation distincte. Le débat sur la langue, les symboles, la culture, s'intensifia. Les relations avec l'Église orthodoxe serbe devinrent sujet de tensions. Il fallut créer des institutions complètes, des ambassades, des accords commerciaux, des coopérations universitaires. Le Monténégro se mit à exister sur la scène internationale, fréquentant les sommets, signant des traités, et postulant à l'Union européenne.
Mais l'indépendance, acquise sans guerre ni rupture violente, laissa des traces subtiles. De nombreuses familles restèrent partagées entre les deux pays. Les frontières étaient plus administratives que mentales. L'économie, déjà fragile, connut des hauts et des bas. Le tourisme, moteur essentiel, profitait d’une image de nouveau pays européen, à la fois méditerranéen et montagnard. Mais le pays restait dépendant des investissements étrangers, en particulier russes.
Le Monténégro, en choisissant la voie pacifique de la souveraineté, devint un cas rare dans les Balkans : une indépendance acquise sans effusion de sang. Cette maturation politique fut saluée, mais ne garantissait pas pour autant une stabilité définitive. Les tensions internes persistaient. La société restait polarisée entre pro-européens et nostalgiques de l'union serbe. Les élections suivantes continuèrent à être marquées par ce clivage fondateur.
Vingt ans après les conflits yougoslaves, le Monténégro reprenait place dans l'histoire européenne comme un acteur à part entière. Non pas en s'enfermant dans une singularité absolue, mais en affirmant la légitimité de son parcours, entre montagne et mer, entre traditions et aspirations modernes. L'indépendance de 2006, plus que l'aboutissement d'un processus, fut l'ouverture d'un nouveau chapitre, exigeant et incertain. Mais, pour la première fois depuis longtemps, le Monténégro pouvait écrire seul les lignes de son avenir.