7 mai 1995. Dans l’air tiède d’un dimanche de printemps, la France choisit son nouveau visage. Les bureaux de vote ferment, les écrans de télévision s’emplissent d’émotions, et les chiffres tombent : Jacques Chirac devient le septième président de la Ve République. Cet instant, saisissant comme la lumière d’un crépuscule sur la Seine, n’est pourtant que la surface visible d’un lent mouvement. Pour le comprendre, il faut sonder les longs cours d’eau souterrains, là où se mêlent les courants économiques, sociaux et culturels qui sculptent l’histoire.
Sous les platanes vacillants de la IVe République avait germé une aspiration au renouveau que le général de Gaulle, en 1958, canalisa dans une Constitution taillée pour la stabilité. Mais la stabilité demeure en tension : le pays traversa les Trente Glorieuses, découvrit la société de consommation, puis encaissa les secousses pétrolières des années 1970. L’ascenseur social, brusquement grippé, laissa maintes attentes suspendues entre deux étages. Dans cette France inquiète, un jeune haut fonctionnaire corrézien, ambitieux et affable, gravit les marches vers les premiers cercles du pouvoir.
La décennie 1980 fut celle des alternances. François Mitterrand, élu en 1981, lança des réformes symboliques – abolition de la peine de mort, décentralisation, libéralisation des ondes – qui redessinèrent l’espace civique. Mais la crise industrielle, la montée du chômage et les fractures territoriales s’approfondirent. En coulisse, la génération née à l’aube de la Cinquième République atteignait l’âge de voter ; elle n’avait pas connu la guerre, mais plutôt l’inquiétude du lendemain, le spectre de la précarité et la promesse différée d’une prospérité partagée.
Au début des années 1990, la droite se divisa. Le président Mitterrand, affaibli par la maladie, demeurait un arbitre silencieux, tandis que la cohabitation opposait le premier ministre Édouard Balladur au chef du RPR, Jacques Chirac. Deux routes, un même camp. Balladur incarnait une continuité gestionnaire, rassurante pour les marchés ; Chirac, lui, pressentait la colère d’une France périphérique confrontée à ce qu’il nommerait bientôt « la fracture sociale », gouffre qui s’élargissait entre périphéries et centres découverts.
Le premier tour du 23 avril 1995 confirma la lassitude d’un cycle : Lionel Jospin, socialiste rénovateur, arriva en tête, tandis que Balladur fut relégué à la troisième place. Le soir même, dans une cuisine de la rue de Vaugirard, Chirac comprit que la fenêtre s’ouvrait. Entre les deux tours, il sillonna les provinces, promettant travail, proximité et respect. À Limoges comme à Calais, il salua des mains calleuses, écouta des doléances sur la fermeture d’un guichet SNCF ou d’une classe unique. La campagne prit des allures de marché forain, ponctuée de poignées de main, de rires graveleux et d’un slogan martelé : « La France pour tous ».
La journée du 7 mai commença tôt. Les bureaux métropolitains ouvrirent à huit heures, sous le claquement des rideaux métalliques et les cafés serrés des assesseurs. Au-delà des paysages hexagonaux, les îles et collectivités ultramarines avaient déjà voté, découpant la carte électorale en fuseaux. À Paris, la circulation fut fluide ; à Tulle, bastion sentimental du candidat, on patienta longtemps dans les files. Vers vingt heures, les écrans géants diffusèrent le visage de Chirac : 52,64 % des suffrages exprimés. La rumeur monta comme une marée, des couloirs du métro parisien aux places provençales.
Cet instant n’était pas seulement politique : il cristallisait des dynamiques longues. La fin de la guerre froide avait dispersé les repères idéologiques, tandis que la monnaie unique se profilait avec son cortège d’ajustements budgétaires. Dans les anciennes bassines industrielles, les syndicats perdaient de leur vigueur ; dans les lycées, la jeunesse découvrait l’Internet naissant. La campagne de 1995, par sa tonalité sociale et territoriale, signala le passage d’une droite technocratique à une droite attentive aux marges, résolvant, du moins verbalement, la tension entre modernisation et solidarité.
Place de la République, quelques drapeaux vibraient dans la nuit tiède. Des étudiants discutaient de réformes à venir : moralisation de la vie publique, réduction du mandat présidentiel, ordonnancement du temps parlementaire. D’autres, plus sceptiques, rappelaient les promesses non tenues de 1986. La mémoire populaire est un palimpseste : chaque victoire s’écrit sur la trace des précédentes, mêlant espérance et prudence.
La passation de pouvoir avec Mitterrand, le 17 mai, fut courtoise, presque mélancolique. Deux hommes qui s’étaient affrontés pendant quatorze ans se serrèrent la main dans les jardins de l’Élysée. Cet échange, filmé derrière les haies, symbolisa la continuité républicaine chère à l’histoire française. Dans le bureau présidentiel, le nouveau venu découvrit un mot manuscrit : « À vous, désormais, d’écrire la suite. » La suite fut un quinquennat heurté, traversé par la dissolution de 1997, la cohabitation avec Lionel Jospin, et des difficultés à juguler un chômage persistant.
Pourtant, au-delà des joutes institutionnelles, l’élection fixa durablement la notion de fracture sociale. Les années suivantes virent se multiplier les débats sur l’exclusion, la précarité et la santé. Les associations caritatives, de Médecins du Monde aux Restos du Cœur, occupèrent une place croissante dans l’espace public. La politique de la ville se dota de nouveaux contrats. Les autoroutes de l’information, promises par la campagne, demeurèrent en chantier, révélant la distance entre intention et mise en œuvre.
L’Europe, horizon incontournable, imposa rapidement son tempo. Le Pacte de stabilité, négocié en 1996, réduisit les marges budgétaires nationales. Dans les communes rurales, les maigres dotations furent ressenties comme la traduction concrète d’un ordre venu d’ailleurs. La crise de la vache folle, l’automne suivant, accentua la méfiance envers les experts et le marché unique. Dès lors, la souveraineté alimentaire et la traçabilité devinrent des thèmes structurants, annonçant les futures interrogations écologiques.
Revenons à l’instant initial. Il est tentant de figer le 7 mai 1995 dans une photographie de victoire. Pourtant, c’est un nœud de temporalités. Les électeurs, en déposant leur bulletin, réinventaient leur futur mais aussi leur passé, négociant avec les souvenirs de 1968, les promesses de 1981, les grèves massives de 1995 à venir. Chaque vote est une mémoire en acte. Dans le Limousin, les éleveurs pensaient au prix du lait ; à Marseille, les dockers songeaient à la concurrence de Rotterdam ; à Clermont-Ferrand, les ouvriers du pneumatique guettaient les décisions des sièges américains.
Chirac, politicien tactile, savait toucher les épaules, serrer les mains, raconter une anecdote de marché. Sa victoire illustra la résilience des réseaux maires-députés, héritiers d’une France où la relation personnelle prime souvent la logique purement partisane. L’image du « président des terroirs » s’enracina alors, même si les centres de décision économiques migraient déjà vers les tours de La Défense.
Ce 7 mai sanctionna aussi le lent effacement du gaullisme historique, fondé sur l’indépendance nationale et la grandeur industrielle. Chirac, pourtant héritier direct du général, devait gouverner dans un monde globalisé, interconnecté, où le mot « ouverture » remplacerait le mot « plan ». La société de l’information naissante, les privatisations, les délocalisations éloignaient le rêve d’un volontarisme économique intégral. Le pouvoir présidentiel devint un exercice d’équilibriste entre exigences supranationales et fidélités locales.
En relisant aujourd’hui les chiffres du second tour, on mesure la modestie statistique de la victoire : à peine cinq points d’écart. Mais l’histoire ne se réduit pas à un pourcentage ; elle réside dans la résonance des signes. Les bulletins de 1995 anticipaient les Gilets jaunes, les référendums européens, les débats sur l’identité. L’événement agit comme une plaque tectonique : invisible au moment même, décisive dans la formation des reliefs futurs.
Dans les villages du Massif central, les veillées commentèrent la victoire. Beaucoup voyaient dans l’accession du Corrézien à l’Élysée la revanche symbolique des plateaux granitiques sur les boulevards ministériels. On évoqua des souvenirs de foires agricoles, le souffle des marchés aux veaux, la lenteur des routes nationales que le nouveau président, promettait-on, ferait doubler d’un ruban d’autoroute. Puis chacun rentra chez soi avec la sensation d’avoir retrouvé une part de soi-même dans la geste nationale.
Au fil des mois, l’année 1995 se déplia comme un parchemin nerveux. L’été fut social, l’automne explosif : les grèves de novembre et décembre paralysèrent les trains, les métros, les administrations. Les voix qui avaient porté Chirac réclamaient déjà des réponses. La fracture sociale, concept électoral, devenait un abîme comptable que les ministres peinaient à combler. Dans les foyers, on comparait l’effervescence parisienne aux promesses de campagne, et l’écart se creusait.
Pourtant, l’élection de 1995 laissa une empreinte durable : elle réintroduisit la question de l’équité territoriale, elle réhabilita la parole populaire, elle réaffirma, face à l’intégration européenne, la nécessité d’un ancrage national lisible. À l’échelle de la longue durée, elle apparaîtra peut-être comme l’une de ces charnières discrètes qui déplacent un archipel institutionnel davantage qu’elles ne renversent un régime.
Ainsi, du frémissement printanier du 7 mai au grondement hivernal des grèves, la première année du mandat porta la trace d’une tension fondatrice : réconcilier la promesse républicaine avec la réalité sociale, concilier l’ouverture au monde avec la fidélité au terroir. Les décennies suivantes montreront la difficulté de cet exercice, mais aussi la vitalité d’une démocratie capable de se reconfigurer au fil des urgences.