Le 7 mai 2025, l’ancien Premier ministre tanzanien Cleopa David Msuya s’est éteint à Dar es Salaam, à l’âge de 94 ans, des suites de complications cardiaques alors qu’il recevait des soins à l’hôpital Mzena de Kijitonyama. Sa disparition emplit de tristesse la nation qu’il avait longuement servie, autant qu’elle offre l’occasion de méditer sur le parcours dense et mesuré d’un homme dont l’influence a marqué un demi-siècle de vie publique.
Né le 4 janvier 1931 à Chomvu, dans l’actuel district de Mwanga au Kilimandjaro, Cleopa Msuya grandit dans une famille chaggane modeste. Très tôt, l’ardeur qu’il met à l’étude lui ouvre les portes de la légendaire Makerere University College, à Kampala, qu’il fréquente de 1952 à 1955. Cette formation, pionnière pour un Tanganyikais de l’époque, étoffe un esprit rigoureux déjà façonné par la discipline rurale des contreforts du Kilimandjaro. Revenu au pays, il se consacre jusqu’en 1964 au développement communautaire, sillonnant les villages pour promouvoir l’éducation sanitaire et la coopération agricole – un premier pas vers la fonction publique.
En 1964, Julius Nyerere appelle ce jeune cadre prometteur à Dar es Salaam. Pendant six ans, Msuya occupe successivement les fonctions de secrétaire permanent aux ministères de la Culture, des Terres, puis de la Planification économique. Dans ces rouages il apprend la mécanique budgétaire d’un État socialiste naissant, tout en peaufinant un style de gestion sobre et consensuel qui deviendra sa marque. Nommé ministre des Finances en 1972, il pilote la trésorerie nationale durant la première crise pétrolière avant d’être transféré à l’Industrie en 1975, dossier stratégique pour l’autosuffisance manufacturière prônée par l’Ujamaa.
La stature nationale de Msuya culmine lorsqu’il succède à Edward Sokoine au poste de Premier ministre, le 7 novembre 1980. Son premier mandat (1980-1983) est marqué par la guerre ougando-tanzanienne et les débuts d’un programme d’ajustement économique ; Msuya y gagne la réputation d’économiste-praticien, capable de concilier rigueur budgétaire et impératifs sociaux. Rappelé aux Finances (1986-1989), il négocie les premières tranches d’allégement de dette avec la Banque mondiale. De 1990 à 1994, le portefeuille de l’Industrie et du Commerce le voit orchestrer les grandes privatisations qui ouvrent la Tanzanie à l’économie de marché.
Le 5 décembre 1994, sous la présidence d’Ali Hassan Mwinyi, il redevient Premier ministre et, fait exceptionnel, Premier vice-président de la République. Ce double chapeau ne dure qu’un an, mais il est déterminant : il pilote la transition vers le multipartisme et supervise l’élection de 1995 qui portera Benjamin Mkapa au pouvoir. Refusant l’ivresse des ors, Msuya se retire sur les bancs du Parlement jusqu’en 2000, puis quitte la vie élective sans tambour ni trompette.
Son engagement ne s’interrompt pourtant pas. Au sein du Chama Cha Mapinduzi (CCM), il conserve un siège au comité exécutif, anime la Kilimanjaro Development Forum et, en 2019, accepte le rôle de chancelier de l’Ardhi University, afin de mettre son expérience au service de la formation des ingénieurs tanzaniens. Dans le même temps il promeut l’entrepreneuriat rural, notamment la filière café qu’il chérit depuis l’enfance.
Côté vie privée, Cleopa Msuya partage une longue union avec Rhoda Msuya, décédée en 2021. De leur mariage sont nés cinq enfants, tous impliqués dans la santé publique ou la recherche agronomique – reflet de la conscience sociale du patriarche. Réputé discret, il réservait ses moments de loisir à l’apiculture traditionnelle, trouvant dans le bourdonnement des ruches une métaphore de la coopération communautaire qu’il prêchait.
Les hommages afflués après le 7 mai saluent un Mzee (sage) à la probité reconnue. La présidente Samia Suluhu Hassan a rappelé son sens inébranlable du devoir et sa foi dans le dialogue ; l’ex-président Jakaya Kikwete a vanté l’architecte silencieux de notre transition économique. Même ses détracteurs louent une stabilité macro-économique acquise sans violences politiques, rareté régionale des années 1980-1990.
L’héritage de Cleopa Msuya dépasse les bilans ministériels : il incarne la relève post-indépendance qui sut adapter l’idéologie socialiste d’abord, puis orchestrer l’ouverture libérale sans renier la solidarité originelle. Sa mort laisse un vide discret mais profond dans la conscience nationale, comme si se taisait la voix rassurante du bon sens. Pour les étudiants d’Ardhi University, il restera le chancelier qui venait écouter leurs projets sous les flamboyants du campus ; pour les agriculteurs du Kilimandjaro, l’enfant du pays revenu partager les dividendes de l’expérience ; pour les économistes, le ministre au timbre doux qui conjuguait rigueur et humanité.
À l’heure où la Tanzanie poursuit son intégration économique en Afrique de l’Est, la figure de Cleopa Msuya rappelle qu’une politique peut être à la fois ferme et inclusive. Sa vie aura été celle d’un serviteur de l’État, discret dans la victoire comme dans la retraite, attentif à la dignité de chacun. Sa mémoire vivra dans les archives budgétaires, mais surtout dans les écoles rurales, les coopératives et les visages de ceux qu’il a aidés à croire en un avenir partagé.
