RAPPEL NECESSAIRE

Le mensonge des parades

22 septembre 1939. À Brest-Litovsk, au confluent du Bug et du Moukhaïrets, l'Histoire se donne en spectacle dans le silence pesant d'une ville occupée. Le pavé sonne sec sous les bottes allemandes et soviétiques qui avancent au pas, côte à côte, dans un simulacre d’harmonie militaire. D’un côté les feldgrau de la Wehrmacht, de l’autre les khaki de l’Armée rouge. Les drapeaux flottent, les officiers saluent, et les chars passent. Brest, forteresse ancienne et verrou de tant de conflits passés, devient le théâtre étrange d’un défilé qui n’est ni triomphal ni fraternel, mais stratégique.

Ce jour-là n’est pas un hasard. Vingt jours plus tôt, le 1er septembre 1939, l’Allemagne nazie a lancé son offensive foudroyante contre la Pologne. Deux semaines plus tard, le 17 septembre, l’Union soviétique pénètre à son tour par l’est, parachevant l’étranglement du pays. Entre les deux dates, un accord secret, annexé au pacte Molotov-Ribbentrop signé le 23 août, a scellé le sort de la nation polonaise. Ce protocole additionnel, ignoré de l’opinion publique mondiale à l’époque, divisait l’Europe orientale en sphères d’influence. Brest se retrouve dans la portion orientale dévolue à Staline. Mais l’avance allemande a dépassé la ligne convenue. Le défilé militaire du 22 septembre marque donc aussi une restitution de la ville par les Allemands aux Soviétiques, dans une chorégraphie soigneusement négociée.

Pour saisir l’étrangeté et la portée de cet épisode, il faut remonter aux courants longs de l’histoire européenne. Brest-Litovsk est une ville carrefour, où se sont affrontées au fil des siècles les puissances impériales de l’est et de l’ouest. Déjà, en 1918, elle fut le lieu du traité infamant par lequel la jeune République soviétique, au prix d’immenses concessions, avait signé la paix avec l’Allemagne impériale. La ville incarne cette lisière mouvante, cette fracture géopolitique toujours prête à s’ouvrir. En 1939, elle change encore de mains dans une valse brutale, symbolisant le cynisme des empires renaissants.

Le pacte germano-soviétique, loin d’être une simple entente de non-agression, est un véritable pacte de partage. Il marque l’un des retournements les plus stupéfiants du jeu diplomatique de l’entre-deux-guerres. Deux idéologies que tout oppose, le nazisme et le communisme, scellent une alliance momentanée, par réalisme stratégique autant que par appétit territorial. Berlin y voit le moyen d’éviter une guerre sur deux fronts. Moscou y gagne du temps, reconquiert des terres perdues et se donne un glacis protecteur.

Le défilé de Brest est donc un théâtre de cette entente contre nature. À midi, les troupes allemandes du général Heinz Guderian rencontrent les unités soviétiques du général Semion Krivochéine. Dans une atmosphère tendue mais courtoise, les commandants discutent des modalités. Les Allemands se retirent vers la ligne Bia?a Podlaska – Lublin, conformément aux accords. Les Soviétiques prennent le contrôle de la ville. Le défilé, court mais intense, marque la transition. Les deux armées défilent tour à tour devant une tribune improvisée, les visages figés, les regards rarement croisés. Les photographes immortalisent l’instant. L’image de ces deux forces, ennemies idéologiques mais momentanément alliées, parcourra plus tard l’Europe sidérée.

Ce jour-là, pour les civils polonais, la scène est une humiliation de plus. La guerre a déjà semé la terreur. Les bombardements, les arrestations, les colonnes de réfugiés, la destruction systématique des infrastructures, tout cela précède ce moment de parade. Brest, comme tant d’autres villes de Pologne, voit sa population ballotée au gré des conquêtes. Certains habitants voient dans l’arrivée des Soviétiques une libération, d’autres une occupation nouvelle. La Pologne, une fois encore, est le champ de bataille des ambitions extérieures.

Mais sous l’uniformité apparente du défilé se cache la méfiance. Guderian et Krivochéine savent tous deux que cette coopération n’est que transitoire. Les deux régimes se jaugent, testent leurs marges, évaluent leurs interlocuteurs. L’unité de façade masque des tensions sous-jacentes. Les troupes soviétiques prennent immédiatement possession de la forteresse, des infrastructures, et imposent leur propre administration. Les signes allemands sont rapidement effacés. Les portraits de Lénine et Staline remplacent les croix gammées. Brest entre dans la zone d’occupation soviétique jusqu’en juin 1941.

La suite donnera une résonance tragique à cette journée. Moins de deux ans plus tard, le 22 juin 1941, Hitler lance l’opération Barbarossa, envahissant brutalement l’Union soviétique. Brest sera parmi les premières villes attaquées. La forteresse, malgré l’effet de surprise, résiste héroïquement durant plusieurs semaines. L’ancien théâtre de la fraternité feinte devient le lieu d’un combat acharné entre les mêmes forces qui s’étaient saluées. Le souvenir du défilé du 22 septembre 1939 devient alors un symbole d’ironie noire dans l’histoire du XXe siècle.

L’événement fut longtemps occulté ou minimisé par les propagandes respectives. À l’ouest, il mettait en lumière la collaboration de l’Union soviétique avec le Troisième Reich au début de la guerre. À l’est, il gênait la narration d’une guerre patriotique commencée en 1941. Ce n’est que plus tard que les historiens purent restituer la pleine signification de cette journée. Ce défilé n’était pas seulement une formalité militaire, mais une scène emblématique de l’effondrement de l’ordre d’avant-guerre, de la faillite de la diplomatie des années 1930, et du cynisme avec lequel les grandes puissances traitèrent les petites nations.

Le 22 septembre 1939 reste, dans les méandres de la mémoire européenne, un jour de parade sinistre, où l’on vit la guerre se muer en calcul, et l’idéologie s’incliner devant la géographie. Une journée où l’on célébra la victoire non pas sur un ennemi commun, mais sur un peuple désarmé, pris au piège de son voisinage. Brest, par son architecture sévère et ses pierres grises, conserve aujourd’hui encore l’écho de cette étrange chorégraphie. Elle fut le décor d’un entrelacs de stratégies, de trahisons et d’ombres, un bal des vainqueurs qui annonçait déjà l’ampleur des désastres à venir.

Et voici qu’aujourd’hui, le 9 mai 2025, à Moscou, un autre défilé militaire s’organise. Sur la place Rouge, les colonnes de blindés, les missiles intercontinentaux et les soldats au pas cadencé défilent devant un Vladimir Poutine figé dans sa posture martiale. Officiellement, la Russie célèbre la victoire contre le nazisme en 1945. Mais en réalité, ce rituel est devenu l’instrument d’un récit falsifié, où l’Histoire n’est plus un héritage mais une arme.

Depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, Poutine instrumentalise cette mémoire pour en faire un alibi. Il prétend lutter contre un nazisme imaginaire, prêtant à l’Ukraine indépendante les traits du régime hitlérien, dans un renversement aussi absurde qu’insultant. Il salit la mémoire des véritables résistants, des véritables libérateurs, pour justifier la brutalité d’une guerre d’agression. Les morts de 1945 ne sont plus honorés, ils sont convoqués pour légitimer les crimes du présent.

L’Histoire est ainsi tordue, manipulée, vidée de sa vérité. Les images de Marioupol en ruines, de Boutcha martyrisée, des enfants ukrainiens déportés vers la Russie, sont autant de témoins d’un régime qui ment au monde et à son propre peuple. À Moscou, les chars roulent sur les mots. Ce n’est plus un défilé de victoire, c’est une mascarade funèbre.

Ce 9 mai 2025, Vladimir Poutine ne célèbre pas la paix, il célèbre l’oubli. Il ne rassemble pas un peuple autour de la mémoire commune, il l’embrigade dans une mythologie de la guerre éternelle. La parade devient le théâtre d’une imposture géopolitique, où la Russie se fait passer pour assiégée tout en devenant l’agresseur. Ce n’est plus un anniversaire, c’est un miroir brisé tendu à l’Europe, à l’Ukraine, au monde.

L’écho de Brest résonne à nouveau : la parade d’aujourd’hui comme celle de 1939 ne célèbre pas la paix, mais la conquête. Elle n’honore pas la vérité, mais le mensonge d’État. Et sous les oriflammes et les discours, c’est encore l’Europe orientale qui paie le prix du cynisme impérial. La propagande remplace la mémoire, et les mots liberté ou victoire sont vidés de leur substance. Ce que fut Brest en 1939, Moscou le rejoue en 2025, avec d'autres uniformes, mais le même mépris pour les peuples libres.

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