HISTOIRE D UN JOUR - 22 MAI 1998

Printemps de paix

Le 22 mai 1998, l’aube se leva sur les vertes collines d’Ulster et sur les plaines du Leinster avec une promesse presque irréelle : celle qu’une île déchirée par trois décennies de coups de feu, d’émeutes et de deuils pouvait changer son destin par le simple geste de plier un bulletin. Dans les écoles de Belfast, les églises de Derry et les mairies de Dublin, des bénévoles mettaient en place les urnes tandis qu’un soleil timide faisait scintiller les flaques fraîches. En Irlande du Nord, le référendum demandait si l’accord du Vendredi saint devait être accepté ; au sud, la République votait pour réviser sa constitution. Parents, étudiants, retraités et ouvriers en costume de bureau, tous se retrouvèrent égaux devant le secret de l’isoloir.

Pour comprendre un tel moment, il faut descendre les strates du temps. Depuis la Government of Ireland Act de 1920 puis le traité anglo-irlandais de 1921, l’Irlande du Nord était demeurée une enclave britannique à majorité protestante tandis que le Sud devenait État libre puis république souveraine. La discrimination institutionnelle sur le logement, l’emploi et la représentation politique pesa sur la minorité catholique. Dans les années 1960, le mouvement des droits civiques, inspiré par les luttes américaines, défila à Derry, Armagh et Belfast, réclamant un homme, une voix. Les matraques des B-Specials puis le déploiement de l’armée britannique déplacèrent le conflit des pancartes vers les fusils.

Ainsi s’enclencha ce que l’on nommerait bientôt les Troubles. L’Irish Republican Army provisoire fit exploser des pubs de Londres, l’Ulster Volunteer Force riposta dans les quartiers catholiques et la Royal Ulster Constabulary épaula des unités clandestines. Entre 1968 et 1998, plus de trois mille cinq cents vies furent fauchées, et des dizaines de milliers de blessés laissèrent derrière eux des familles brisées. Les villes se hérissèrent de grilles, des peace lines de béton balafrant les venelles, et les adolescents apprirent à lire les couleurs de drapeaux pour choisir leurs trajets quotidiens.

Pourtant, l’usure et la mondialisation tissaient un autre récit. Dans les années 1980, Dublin entama son virage vers la haute technologie et l’intégration européenne, tandis que Londres constatait que l’Ulster demeurait la seule région britannique en décroissance. Washington, fort de sa diaspora irlandaise, se proposa comme médiateur. Le sénateur George Mitchell mena, de 1996 à 1998, des pourparlers marathon dans le dédale discret de Stormont, transformant la rhétorique ennemie en vocabulaire juridique et rappelant que la lassitude peut se faire architecte de compromis.

Le 10 avril 1998, après une nuit d’ultimes corrections, l’accord fut paraphé dans la bibliothèque de Castle Buildings. Il reposait sur trois piliers. Le premier, constitutionnel, affirmait que tout changement de statut se ferait par consentement majoritaire des habitants de l’Irlande du Nord. Le deuxième, institutionnel, créait une Assemblée élue à la proportionnelle avec un exécutif de coalition obligatoire, garantissant que ni camp ne gouvernerait seul. Le troisième, inter-îles, établissait un Conseil nord-sud pour les politiques communes et un Conseil des îles pour gérer la relation Londres-Dublin-Belfast-Cardiff-Édimbourg.

La campagne référendaire s’ouvrit dès le lundi de Pâques. Les quartiers loyalistes brandissaient des bannière proclamant « No surrender », tandis que les façades nationalistes affichaient l’espoir d’un avenir sans soldats. Les stations de radio accueillirent des débats où d’anciens combattants plaidaient soudain pour la modération. Le jour venu, 81 % des électeurs nord-irlandais se déplacèrent, un taux jamais vu depuis la Grande Guerre. Le yes recueillit 71,1 % des suffrages, résultat spectaculaire au regard des clivages persistants.

Dans la République, l’enjeu portait sur les articles 2 et 3 de la constitution, qui revendiquaient jusque-là une souveraineté théorique sur l’ensemble de l’île. Le gouvernement proposait de substituer à cette clause la reconnaissance que l’unité ne pourrait naître que du consentement démocratique du Nord. Le scrutin s’apparenta à un plébiscite : 94 % des électeurs approuvèrent la révision. On disait alors que le Tigre celtique, en pleine expansion, préférait un voisin pacifié à un rêve romantique.

La soirée du 23 mai, lorsque les derniers chiffres furent confirmés, appartint à l’embrassade publique. Sur le parvis de l’hôtel de ville de Belfast, David Trimble et John Hume apparurent côte à côte, soulevant les bras tel un improbable duo de lauréats. Des milliers de bougies scintillèrent dans Falls Road, tandis que Shankill Road, la grande artère loyaliste, choisit le calme. Des hélicoptères continuaient leurs rondes, mais l’air semblait moins lourd, comme si l’odeur âcre des pneus brûlés avait déjà quitté les briques rouges.

L’histoire, cependant, se rit des proclamations définitives. En juillet 1998, la marche orangiste de Drumcree provoqua de nouveaux face-à-face avec la police. Le 15 août, l’attentat d’Omagh, orchestré par la Real IRA, tua vingt-neuf civils et blessa des centaines d’autres. Le choc fut terrible, mais il cimenta le rejet populaire de la violence. Sur le front institutionnel, l’Assemblée se réunit pour la première fois le 1er juillet. Les transferts de compétences se succédèrent jusqu’en décembre 1999, et les suspensions périodiques du pouvoir partagé se réglèrent par la négociation plutôt que par les armes.

Les symboles basculèrent. Martin McGuinness, ancien commandant de l’IRA, devint ministre de l’Éducation ; Ian Paisley, tribune du non, finit par partager le pouvoir avec le républicain Gerry Adams. Lorsqu’en 2007 Paisley accepta le fauteuil de premier ministre, beaucoup saluèrent une photo hier inimaginable : un pasteur ultraprotestant riant de bon cœur aux côtés d’un ancien insurgé catholique. La co-gestion, force de blocage à ses débuts, devint routine administrative, et le langage des rapports communautaires troqua les menaces pour la procédure.

Les dividendes économiques suivirent. La construction redessina les quais de Belfast ; la société Titanic Quarter érigea des bureaux de verre sur les anciens slips de lancement. Le port de Derry attira des studios de jeux vidéo ; l’agroalimentaire du comté de Tyrone trouva des marchés en République sans formalité douanière. Le tourisme se diversifia : randonnée sur la Chaussée des Géants, visites des murales, plateaux de séries tournés aux Linen Mill Studios. Entre 1998 et 2008, le PIB nord-irlandais connut sa plus forte croissance depuis la Seconde Guerre mondiale.

Vint pourtant le Brexit, voté en juin 2016. Les accords de 1998 reposaient sur l’effacement progressif de la frontière ; la rétablir menaçait l’édifice. Après des négociations acrimonieuses, le cadre de Windsor de 2023 préserva la circulation des biens au prix d’un contrôle symbolique entre Grande-Bretagne et Irlande du Nord. Certains unionistes y virent une rupture, mais des entrepreneurs calculèrent le bénéfice d’un accès concomitant aux marchés britannique et européen. Une paix mûrie par l’économie se révéla plus robuste qu’on ne l’imaginait.

Enfin, la culture populaire accompagna la consolidation de la paix : des groupes de rock mêlèrent accents gaéliques et riffs londoniens, le cinéma explora les récits de réconciliation, et le tourisme mémoriel se structura autour de circuits guidés par d’anciens combattants devenus passeurs d’histoire. Les romans de Glenn Patterson, la poésie de Seamus Heaney et les pièces de Marie Jones entrèrent simultanément dans les programmes scolaires de Belfast et de Cork. Une île longtemps fracturée apprenait à fredonner un air commun sans taire la pluralité des voix.

Sur le terrain social, la mutation fut aussi tangible que dans les hémicycles. La réforme des forces de l’ordre, actée par le rapport Patten de 1999, rebaptisa la police locale en Police Service of Northern Ireland et institua des quotas d’officiers catholiques afin de refléter équitablement la société. Dans les salles de classe, la poussée des écoles intégrées mêlant élèves des deux communautés grandit chaque année : elles n’étaient qu’une poignée en 1990, elles dépassent aujourd’hui le centième anniversaire du premier établissement, et leurs tableaux interactifs remplacent les barbelés de jadis. Des start-ups biologiques collaborent autour des loughs frontaliers. Les équipes de rugby mixtes affrontent des clubs de GAA lors de tournois caritatifs, les bibliothèques achètent autant de romans de Bernard MacLaverty que de récits loyalistes, et les festivals de musique attirent des coachs remplis venus de Letterkenny à Larne. Ainsi, la paix infiltra peu à peu le quotidien, non comme une proclamation grandiose mais comme un réseau de gestes ordinaires : emprunter un livre, boire un café, aller à l’université à l’autre bout de l’île. Cette lente capillarité acheva de transformer les mentalités, d’abord à bas bruit, puis avec l’évidence d’une respiration partagée.

Les historiens du futur, retournant procès-verbaux, carnets intimes et clichés jaunis, saisiront peut-être le sens profond de cette journée de mai : l’instant où une communauté choisit la lente sédimentation des compromis plutôt que l’éclair des bombes. La paix signée n’est pas innocence, mais méthode : une concorde patiente qui admet la coexistence de loyautés multiples. Les référendums du 22 mai 1998 demeurent ainsi l’une des rares victoires stratégiques obtenues par les urnes, capables de dépasser la brutalité d’une histoire longue pour ouvrir un avenir durable.

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