HISTOIRE D UN JOUR - 24 MAI 1993

Naissance d’une nation des hauts plateaux

24 mai 1993. Sous le ciel lumineux d’Asmara, les cloches, les sirènes et les youyous ont convergé en un seul tumulte : la proclamation d’un État neuf sur le haut plateau où la mer Rouge vient accrocher ses vents. L’indépendance officielle de l’Érythrée semble surgir dans l’instant, mais elle est en réalité la pointe visible d’un lent soulèvement de marées historiques, géographiques et sociales mis en branle dès l’orée des années soixante.

L’Érythrée, mince façade littorale et massif intérieur, fut longtemps un carrefour convoité. L’Italie lui conféra, à partir de 1890, des rues art déco, des rails à crémaillère et un nom dérivé d’un antique toponyme grec. Pourtant, l’Empire romain d’Afrique, les caravaniers du royaume d’Aksoum et les marchands d’Adulis avaient déjà frayé les mêmes pistes d’altitude pour arroser le monde de gomme arabique, de perles et de sel. À partir de 1941 la défaite de Mussolini livra la province à une administration militaire britannique qui, pressée de solder les reliquats de l’empire, confia dès 1952 l’avenir de ce territoire haut en couleurs à une fédération inégale avec l’Éthiopie. Addis-Abeba, inquiète de séculariser les mannes portuaires, abrogea ce régime en annexant la province.

De ce coup d’éponge naquit la résistance. Le front de libération de l’Érythrée ouvrit les hostilités en septembre 1961, bientôt concurrencé puis supplanté par le front populaire de libération de l’Érythrée. Trente années de guérilla tissèrent leur toile dans les gorges de la Sahel, les plaines de Gash-Barka et les ruelles d’Asmara, tandis que la guerre froide redistribuait les cartes et les fusils : les États-Unis puis l’URSS armèrent successivement le pouvoir éthiopien, Moscou retirant finalement ses conseillers en 1990 lorsque le régime de Mengistu vacilla.

La société érythréenne, mosaïque de neuf groupes ethnolinguistiques, vécut alors sous une pression vertigineuse : villages déplacés, champs minés, bombardements au napalm et famines liées à la destruction des greniers. Pourtant, de Massawa au plateau de Ségénéti, un réseau souterrain de comités civils acheminait grain, tissus et nouvelles, cimentant une solidarité qui, au fil des jours, devint fibre de nation. La révolution s’inscrivit dans les moindres gestes : alphabétisation autour des braseros, cliniques mobiles de campagne, expériences de démocratie populaire dans les maquis.

En mai 1991, la colonne mécanisée du front populaire prit Asmara et, quelques jours plus tard, les forces amhara d’Addis-Abeba lâchèrent prise. Le temps n’était plus à la revanche mais à l’invention d’un avenir. Durant deux années de transition, un gouvernement provisoire multiplia les consultations, s’adressa à la diaspora, épousseta les archives ottomanes pour préparer une administration, cartographia les nappes phréatiques et débattit, jusque tard dans la nuit, d’une Constitution que l’on souhaitait moins un livre qu’une respiration.

Les 23, 24 et 25 avril 1993, sous l’œil d’observateurs internationaux envoyés par l’ONU, la population fut invitée à répondre en toute simplicité à une question grave : « Souhaitez-vous que l’Érythrée devienne un État indépendant et souverain ? » Sur 1 173 000 suffrages exprimés, 99,83 % choisirent la séparation. Le chiffre, plus qu’un plébiscite, traduisait une lassitude séculaire : les plaines côtières ne voulaient plus être l’oubliette d’un pouvoir central situé à des milliers de mètres au-dessus du niveau de la mer.

Le 24 mai, date choisie pour coïncider avec la libération d’Asmara deux ans plus tôt, la République d’Érythrée émergea officiellement. La foule qui se pressait sur la vaste avenue Harnet agitait des drapeaux vert, bleu et rouge où une couronne d’olivier rappelait le sang versé mais surtout la promesse de paix. Dans les villages, on tua un bouc et l’on partagea le zigni, ragoût pimenté, avec l’assurance enfin retrouvée d’un lendemain possible.

Pour Addis-Abeba, l’amputation de ce couloir stratégique privait l’Éthiopie de façade maritime. Pourtant, le nouveau gouvernement de Meles Zenawi reconnut dès le 28 mai la souveraineté érythréenne, avant même la reconnaissance onusienne de juillet. L’heure était à la coopération pragmatique : une monnaie commune circula un temps, les douanes restèrent poreuses et les ports de Massaoua et d’Assab continuèrent d’accueillir les camions éthiopiens chargés de café et de graines d’oléagineux. Le même esprit prévaut lorsqu’Asmara envoya ses premiers diplomates vers Le Caire, Rome et Beijing.

Pourtant, sous les tentes de la fête, couvait une tension. La cartographie coloniale avait foulé aux pieds les réalités pastorales ; le tracé exact de la frontière, notamment dans les parages de Badmé, restait flou. En 1998, une querelle de pâturage se mua en guerre ouverte, rappelant que l’indépendance, pour être consolidée, exige davantage qu’un vote massif. Mais ces violences ultérieures ne sauraient occulter la portée du 24 mai 1993 : il demeure l’instant où un territoire sut transformer la mémoire de l’oppression en projet politique.

Du côté intérieur, le nouveau pouvoir affronta la herculéenne tâche de panser les cicatrices. L’éradication de la malaria dans les zones de brousse, la remise en eau des systèmes d’irrigation terrassés par la guerre et la scolarisation d’enfants qui ne connaissaient que le fracas des MiG furent décrétés urgences nationales. La capitale, posée à 2 300 mètres d’altitude, devint un vaste chantier autant qu’un laboratoire social : recyclage des hangars militaires en ateliers, restauration du cinéma Impero, plantations de jacarandas pour ramener l’ombre et la couleur.

Au-delà des hommes et des pierres, l’indépendance réordonna aussi les horizons mentaux. Le rapport à la mer Rouge, longtemps filtré par des administrations exogènes, redevint une évidence. Pêche artisanale de la sardine, projets de zones franches, et même rêverie d’un chemin de fer reliant Assab à Khartoum formaient les piliers d’une stratégie qui misait sur la géographie comme ressource première. L’enseignement de l’histoire nationale mentionna les royaumes médiévaux de Méda Temari et la caravane de sel de Danakil pour que le passé plurimillénaire cesse d’être un vide béant entre colonisation et guérilla.

Cette reconstruction matérielle et symbolique ne dissipa pas, loin s’en faut, les défis. La conscription nationale, prolongée indéfiniment pour soutenir les besoins de l’État, entretient un exil régulier des jeunes vers le Soudan, Israël ou l’Europe. Les sanctions internationales, imposées en 2009 pour soutien allégué à des groupes armés somaliens, ralentirent les ambitions portuaires. Et pourtant, chaque année, le 24 mai voit se ranimer des chemins de retour : des trains d’autobus déposent des binationaux qui viennent raviver, par leur présence, la continuité affective entre l’intérieur et l’extérieur.

Il faut saisir, dans cette cyclicité, la marque d’un temps long dont Braudel disait qu’il façonne davantage que les chefs ou les batailles. L’indépendance ne fut pas seulement le terme d’un conflit, mais un palimpseste où s’imprimèrent d’autres durées : la tectonique des plaques arabique et africaine ouvrant la mer Rouge, la lente domestication du sorgho sous les pluies erratiques, l’empreinte des liturgies orthodoxes et des muezzins sur la rythmicité des jours. Le 24 mai 1993 se faufile ainsi entre les siècles comme le résultat le plus récent d’une histoire plus vaste de la souveraineté africaine après la guerre froide.

Aujourd’hui, l’Érythrée apparaît encore, aux yeux de certains voyageurs, comme une forteresse austère. Mais quiconque s’attarde au marché de Dekemhare voit circuler, dans le bruissement des paniers d’orge et la saveur acidulée du siwa, l’énergie diffuse d’une population qui poursuit le patient tressage entamé dans les maquis. Le pays, né dans la braise, se cherche un équilibre entre sécurité et ouverture, entre la protection du sol ancestral et l’inévitable porosité d’une économie globalisée.

Ainsi le 24 mai reste-t-il un carrefour de mémoire et de projet. Il rappelle la capacité d’un peuple à s’extraire des pesanteurs impériales par la combinaison de l’endurance quotidienne et de l’intelligence collective. Il rappelle aussi que la souveraineté ne s’éprouve pleinement qu’à l’épreuve du partage : partage des ports, des eaux, des terres et, surtout, d’une narration. Dans le sillon de ces lignes, chaque enfant entonnant l’hymne sur les bancs rustiques d’une école de montagne prolonge l’acte inaugural moins par la célébration des armes qu’à la constance d’un geste agricole rendu possible.

Le long de la corniche d’Asmara, au crépuscule, le trafic se fait rare. Les cigales des hauts plateaux laissent place au souffle tiède venu du golfe de Zula. C’est là que l’on saisit, mieux qu’ailleurs, l’héritage du 24 mai : un pays minuscule par la taille, immense par la densité de significations qu’il concentre, décidé à conjuguer l’âpreté de son histoire avec la promesse toujours recommencée de la vie.

Dans les archives de demain, cette date sera peut-être rangée sous l’étiquette d’un simple changement d’étendard; mais pour ceux qui l’ont vécue, elle demeure une renaissance, un fil rouge reliant les siècles au futur incertain. toujours alimenté par l’espoir collectif vivant.

ARTICLES PRÉCÉDENTS
HISTOIRE D UN JOUR - 6 JUILLET 1946 : L’heure des îles libres
HISTOIRE D UN JOUR - 5 JUILLET 1962 : Le temps des aubes algériennes
HISTOIRE D UN JOUR - 4 JUILLET 1776 : L’aube d’une république américaine
HISTOIRE D UN JOUR - 3 JUILLET 2013 : A l’ombre du Nil, l’onde longue d’un été égyptien
HISTOIRE D UN JOUR - 2 JUILLET 1964 : Vers la justice égale
HISTOIRE D UN JOUR - 1 JUILLET 1867 : Naissance du dominion canadien
NICARAGUA - NECROLOGIE : Violeta Chamorro, le long silence des volcans
FRANCE - ANNIVERSAIRE : Paul Barras, le pouvoir sans couronne
FRANCE - ANNIVERSAIRE : Charles VIII, le Roi de fer et de feu
FRANCE - ANNIVERSAIRE : Robert Schuman, une volonté européenne
FRANCE - ANNIVERSAIRE : Louis XII, le Roi juste entre deux âges
FRANCE - ANNIVERSAIRE : Charles IX, le Roi aux tempêtes de sang
FRANCE - ANNIVERSAIRE : Jean Castex, la vie d’un serviteur de l’État au temps des incertitudes
HISTOIRE D UN JOUR - 30 JUIN 1960 : L’aube congolaise du fleuve roi
HISTOIRE D UN JOUR - 29 JUIN 1976 : L’aube créole des Seychelles
HISTOIRE D UN JOUR - 28 JUIN 1914 : L’étincelle de Sarajevo