HISTOIRE D UN JOUR - 25 MAI 1810

Sur les rives du Río de la Plata, l'aube d'une nation

25 mai 1810, à l’aube humide de l’automne austral, les cloches du Cabildo de Buenos Aires résonnent dans une ville bourdonnante de voix et de doutes. Depuis plusieurs jours déjà, les ruelles pavées bruissent d’une rumeur qui enfle : la lointaine métropole espagnole chancelle sous les coups de Napoléon, et l’autorité du vice-roi Baltasar Hidalgo de Cisneros semble soudain suspendue, privée du socle qui la faisait tenir. Pourtant, au-delà de l’instant décisif, ce 25 mai n’est qu’un point saillant dans un horizon de temps beaucoup plus vaste, façonné par la dynamique du commerce atlantique, la rivalité des Empires et la lente maturation des sociétés créoles.

Depuis la création du vice-royaume en 1776, Buenos Aires s’est affirmée comme carrefour d’échanges licites et clandestins. Le bétail des pampas, les cuirs et le suif naviguent vers l’Europe, tandis que, dans les tavernes du port, marins anglais, négociants français et fonctionnaires espagnols discutent de contrebande et d’impôts. Les créoles, descendants de colons européens nés en Amérique, supportent de plus en plus mal les restrictions commerciales imposées par la couronne. Leur frustration se nourrit d’une conscience aiguë de la richesse locale : un littoral fertile, un arrière-pays aux sols prometteurs, un réseau de rivières qui permet d’envisager un marché intérieur.

La crise dynastique ouverte en 1808 par l’abdication forcée de Charles IV et de Ferdinand VII au profit de Joseph Bonaparte ne fait qu’accentuer le sentiment de vacance du pouvoir. Les nouvelles, lentes à traverser l’Atlantique, arrivent à la fin du mois de mai 1810 : la Junte centrale d’Espagne s’est dissoute, Séville est tombée, Cadix résiste seule. Dans le port, les journaux européens confisqués par Cisneros circulent sous le manteau. Ils ouvrent la voie à ce que beaucoup appelleront la "Semana de Mayo", une séquence où "ici" et "ailleurs" se confondent, où les destins locaux cherchent à se défaire d’un centre affaibli mais toujours redouté.

Le 22 mai, un cabildo abierto – assemblée extraordinaire des notables – se réunit dans la salle capitulaire. Les débats, vifs, opposent les partisans du maintien de Cisneros, au nom de la fidélité au roi détenu, aux défenseurs d’un pouvoir issu de la souveraineté populaire. Cornelio Saavedra, commandant du régiment des Patricios, Mariano Moreno, avocat imprégné des philosophes français, Juan José Castelli, orateur ardent, plaident pour l’autonomie. La décision de démettre le vice-roi est prise dans la nuit du 24 mai, mais Cisneros tente de demeurer à la tête d’une nouvelle junte. À l’aube pluvieuse du 25, la foule occupe la place, exige la démission complète du représentant espagnol ; les milices entourent le Cabildo, les voix populaires imposent la rupture. Un gouvernement provisoire, la Primera Junta, naît de cette pression et de cet enthousiasme.

L’événement, cependant, n’est pas une déclaration ouverte d’indépendance. Les nouveaux gouvernants proclament agir au nom du roi légitime, en attendant son retour. Derrière ce masque prudent se tisse un projet plus vaste : affranchir la région de la tutelle espagnole et refonder l’ordre social. Dans les campagnes, les estancieros rêvent de terres libérées des monopoles impériaux ; dans les salons citadins, les lettrés adaptent Rousseau et Montesquieu aux réalités du Plata. Moreno publie la "Gaceta de Buenos-Ayres", instrument de propagande et de pédagogie politique, et réclame l’extirpation des privilèges coloniaux.

Pourtant, l’unanimité n’existe pas. Les intendances de l’intérieur hésitent. À Córdoba, Santiago de Liniers, ancien héros contre les Anglais, lève l’étendard royaliste avant d’être capturé et fusillé. Au Paraguay, la campagne de Belgrano échoue ; là, le mouvement indépendant adopte sa propre ligne. Dans le Haut-Pérou, future Bolivie, les mines d’argent de Potosí nourrissent encore la couronne, et l’armée de la Junta se heurte à la fidélité créole envers les Bourbons. Ainsi naît une mosaïque de guerres civiles et d’alliances mouvantes, dont le fleuve Uruguay et les cimes andines dessinent les théâtres sanglants.

Buenos Aires, consciente de sa fragilité, cherche à élargir le pouvoir fondé le 25 mai. En décembre 1810, la Junta Grande incorpore des délégués provinciaux ; mais les dissensions, vives, paralysent l’action. Moreno, partisan d’une centralisation énergique et d’une politique sociale audacieuse – abolition du tribut indigène, émancipation partielle des esclaves, réforme agraire embryonnaire – meurt en mer en 1811, peut-être empoisonné. Saavedra, représentant des milices et des propriétaires terriens, triomphe un moment, mais son autorité vacille face aux ambitions militaires émergentes et aux intérêts marchands antagonistes.

Sur le plan économique, l’ouverture des ports bouleverse les circuits. Les droits à l’exportation baissent, le commerce britannique inonde les marchés de textiles, tandis que la viande salée et les cuirs argentins trouvent de nouveaux débouchés. Certains historiens parlent d’un quadruplement des termes de l’échange en faveur de la capitale. Mais cette prospérité est inégale : les artisans locaux souffrent de la concurrence industrielle, et les provinces, privées de la taxe à la frontière, accusent Buenos Aires d’enrichissement abusif. Les convoyeurs de mules de Salta et de Jujuy voient leurs cargaisons perdre de la valeur, tandis que les navires anglais mouillent au large de la Plaza de la Victoria.

La dimension sociale de la journée du 25 mai est tout aussi cruciale. Aux portes du Cabildo, esclaves afro-argentins, orilleros des faubourgs et femmes anonymes partagent l’exaltation collective. Les soldats improvisés de 1806-1807, recrutés parmi les humbles, prennent conscience de leur rôle possible dans la cité. Pourtant, la Primera Junta reste un cercle d’hommes blancs instruits ; les premières mesures d’émancipation sont timides, freinées par les intérêts sucriers du nord-ouest et les habitudes domestiques des élites. La liberté au nom du roi captive doit composer avec la crainte d’un bouleversement social trop radical.

À l’échelle atlantique, la révolution de Buenos Aires s’inscrit dans la tourmente napoléonienne et dans la longue crise des empires ibériques. Quelques mois plus tôt, Caracas a formé sa propre junte ; à Santiago du Chili, un mouvement similaire éclate en septembre 1810 ; à Montevideo, la fidélité à l’Espagne persiste. Les lignes commerciales, les alliances diplomatiques, les flux d’argent et d’idées relient ces foyers entre eux et aux marchés de Londres et de Rio de Janeiro. La Plata se trouve ainsi à la croisée des intérêts portugais, britanniques et espagnols, chacun cherchant à influencer l’issue de la lutte.

Les suites immédiates du 25 mai montrent la difficulté de transformer une insurrection urbaine en institution durable. Les armées révolutionnaires doivent affronter, outre les royalistes, la rudesse des Andes, les plaines inondables du Paraguay, les révoltes indigènes et les ambitions personnelles. Pourtant, l’expérience politique accumulée dans les cabildos provinciaux, les régiments citoyens et les cénacles intellectuels, forge une culture de participation. Lorsque, en 1816, le Congrès de Tucumán proclame l’indépendance formelle, il se réfère explicitement à la légitimité inaugurée par la journée de mai, tout en reconnaissant la démarche longue, inégale, parfois contradictoire qui y a conduit.

Avec le recul, la journée du 25 mai 1810 apparaît moins comme une rupture absolue que comme l’accélération d’un processus latent. Les structures sociales, fondées sur le latifundium et l’esclavage, ne se transforment que lentement ; les peuples autochtones restent en marge des décisions politiques, et les frontières d’un futur État-nation demeurent floues. Pourtant, en intégrant la ville, le port et la pampa dans un même horizon, la Révolution de Mai a donné naissance à une conscience collective. Elle a contraint les créoles à se penser non plus simples sujets du monarque, mais acteurs d’une histoire située.

Ainsi, le 25 mai 1810 ne fut pas seulement un changement de drapeau ou de fonctionnaires ; il fut l’irruption d’une temporalité neuve. À travers la proclamation de la Primera Junta, les habitants du Río de la Plata affirmèrent que l’histoire pouvait désormais s’écrire depuis ces rives australes, sans lent renvoi vers la péninsule. Ce jour-là, dans la pluie d’une place encore anonyme, s’annonçait la lente gestation d’une Argentine diverse, tiraillée, créatrice, lancée vers une modernité qu’elle allait tenir à ses propres risques. Dans les écoles de la capitale, les enfants commenceront à réciter la date comme un credo fondateur et national.

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