30 juin 1960, neuf heures du matin, Léopoldville exhale déjà une chaleur humide qui fait briller la rivière avant que ne s’élève comme un souffle la clameur compacte de trente mille Congolais massés derrière des cordes. À la tribune dressée devant le palais de la Nation, Patrice Lumumba ajuste ses lunettes pour saluer le roi Baudouin en grand uniforme blanc ; trois micros oscillent et la décolonisation bascule de la rumeur à l’acte, de l’espoir clandestin à la lumière crue d’un soleil tropical où rien ne peut plus se cacher.
La trame qui conduit à cet instant s’enracine dans le temps très long : royaumes Luba, Lunda et Kongo commerçaient l’ivoire et le cuivre bien avant l’Europe. Vient ensuite la Conférence de Berlin ; Léopold II obtient un territoire de vingt-cinq millions d’hectares qu’il transforme en domaine privé au prix d’une ponction humaine inouïe. Les pistes ouvertes pour le caoutchouc précèdent le rail Matadi-Léopoldville ; les corps brisés d’innombrables porteurs forment la fondation matérielle de cette journée de liesse.
Durant la première moitié du XX? siècle, les infrastructures coloniales se multiplient : mines de Shinkolobwe, port d’Élisabethville, usine de cuivre à Likasi. Des écoles missionnaires et un embryon d’élite cléricale naissent au milieu des plantations. La Seconde Guerre mondiale prouve la valeur stratégique du Congo ; l’uranium katangais alimente le projet Manhattan, révélant à Washington que ce pays intérieur détient une clé de l’âge atomique.
La chronologie moyenne s’accélère en 1955 avec le plan Van Bilsen qui promet l’indépendance en trois décennies ; pour la jeunesse lettrée, cette offre paraît dérisoire. Les clubs évoluent en partis : l’ABAKO à base bakongo, le MNC de Lumumba prônant l’unité. Les émeutes du 4 janvier 1959 font quarante-neuf morts officiels ; Bruxelles comprend que l’ordre colonial vacille. La table ronde, en janvier 1960, fixe la date du 30 juin ; six mois pour créer un État là où les cadres supérieurs sont quasi inexistants.
Le roi Baudouin ouvre la cérémonie par un texte louant la « mission civilisatrice » ; Lumumba, hors programme, saisit un feuillet froissé, évoque les humiliations, les quotas de caoutchouc, la chicotte, la sueur, le sang versé. Dans la foule, un tremblement court ; les dignitaires belges blêmissent, mais le discours est prononcé, irréversible. L’instant fige la fracture entre un imaginaire colonial qui se pensait paternaliste et une nation qui revendique sa dignité.
À midi, on signe l’acte d’indépendance ; Lumumba penché trace son nom, à sa droite le Premier ministre belge Eyskens. À quatorze heures, le drapeau vert rouge or à étoile d’or remplace l’Union Jack ; les trompettes de la Force publique entonnent Debout Congolais, hymne composé dix jours plus tôt par Jesuit Boka. La nouvelle court jusqu’aux ateliers de Matadi ; on arrête les machines et l’on danse sur les quais.
La topographie de Léopoldville exulte ; les quartiers européens ventilés et les cités indigènes torsadées se mêlent ce jour-là. Les cireurs envahissent l’avenue de la Nation, les ménagères traversent le jardin botanique, un peuple relégué prend place au centre même du pouvoir. Des flotilles de pirogues convergent, des femmes vendent du rhum rawandu, des étudiants improvisent des poèmes au pied des statues coloniales déjà promises aux dépôts municipaux.
Mais derrière la liesse, la tension couve. Moïse Tshombe, dos droit, tient dans sa serviette un plan de sécession katangaise, soutenu par l’Union minière. La CIA dispatchse des fonds vers des chefs régionaux ; le Politburo soviétique suit la radio. Le budget national dépend d’avances belges, les cadres supérieurs restent pour la plupart européens ; l’armée conserve des officiers blancs. Le lendemain, dans la caserne de Thysville, une mutinerie éclate, exigeant promotions et soldes égales.
Quarante-huit heures après l’indépendance, les familles européennes fuient vers Ndjili ; Tshombe proclame la sécession à Élisabethville, l’armée belge débarque pour « protéger les ressortissants ». Le gouvernement central implore l’ONU, qui envoie des casques bleus ; la guerre froide s’invite. Lumumba, conscient du piège, cherche des avions soviétiques pour transporter ses troupes. En janvier 1961, il est assassiné dans le Katanga sécessionniste, victime d’un accord tacite entre colons, services occidentaux et rivaux locaux.
À long terme, le 30 juin reste acte fondateur. Sous Mobutu, l’avenue du 30 Juin devient vitrine du régime. Chaque année, les écoliers y défilent, entonnant l’hymne né ce jour-là. Le boulevard, au bitume cabossé, porte banques, ministères, tours en verre, témoignant de l’urbanisme chaotique d’une capitale où la modernité côtoie la débrouille. Le fleuve garde mémoire des pirogues, des canonnières belges, des barges américaines, des containers chinois.
Braudel distinguerait trois rythmes : la seconde où un drapeau monte, révélant une rupture symbolique ; les années où des élites improvisent un État dans un vide institutionnel ; la longue durée où minerais et routes fluviales façonnent la politique. Sans contrôle des flux de cuivre, de diamant et, plus tard, de cobalt, la souveraineté reste déclarative. Le Congo le découvre lorsque la guerre froide transforme sa géographie minière en enjeu stratégique mondial.
Aujourd’hui, sur la place autrefois réservée aux défilés coloniaux, une plaque cite Lumumba : Nous avons connu le travail harassant réquisitionné par force. Autour, des vendeurs de téléphones importés de Shenzhen jurent que cette parole reste actuelle ; la mondialisation n’a pas effacé la question de la maîtrise locale des richesses. Les conférences sur la transition énergétique rappellent que le cobalt du Lualaba est indispensable aux batteries vertes, reliant sans escale un camion poussiéreux à une chaîne d’assemblage chinoise.
Le 30 juin 1960 démontre qu’un événement peut être simultanément aboutissement et point de départ. Il clôt un siècle de domination belge et ouvre un demi-siècle de crises, mais il inscrit dans la conscience mondiale que la toile coloniale se déchire fil après fil. Les sécessions, rébellions et réformes qu’il engendre résonnent encore dans les stades où le peuple chante aux matches des Léopards.
Dans l’écho des tambours qui vibraient cette nuit-là se lit la leçon majeure : l’autonomie politique ne suffit pas si elle ignore les leviers matériels. La souveraineté réclame routes, écoles, métallurgistes, statistiques, taux de change. Les générations nées après 2000, qui codent des applications dans la touffeur de Limete, se souviennent de la promesse de Lumumba et travaillent à la rendre tangible. Le défi demeure, l’espérance persiste.