HISTOIRE D UN JOUR - 1 JUILLET 1867

Naissance du dominion canadien

1 juillet 1867. Au petit matin, lorsque le soleil trouble du fleuve Saint Laurent dechire la brume qui coiffe les epinettes, trois vieilles colonies britanno?americaines s appretent a ceindre le nom nouveau de Dominion du Canada. Pourtant le jour ne s explique pas seulement par un decret de Westminster. Il germe depuis des siecles dans les echos du pas des coureurs des bois, dans la sueur des bucherons qui descendent les billots vers la rade de Quebec, dans les sermons des missionnaires argentins et dans les reves febriles des compagnies marchandes. Entre la Nouvelle France de Champlain et l Empire britannique qui etend son drapeau de Gibraltar a Hong Kong, les vastes terres glaciales ont vu se croiser langues, allegiances et marchandises. Le castor, l or brun, a subi l epreuve du marche mondial avant meme que les Canadiens n imaginent une identite commune. Le long de la vallee la plus peuplee du Nord, bateau a vapeur et telegraphe se sont conjugues pour tisser un reseau d echanges plus prompt que les vieux chemins de portage. Le 1 juillet 1867 arrive comme l epiphanie d un temps profond qui pousse les hommes a inventer un Etat pour domestiquer la distance et defier les ambitions voisines.

Ce temps profond commence par la capitulation de 1760, lorsque la Nouvelle France tombe aux mains britanniques et que la couronne promet de respecter la religion catholique et le droit civil francais. Pendant un siecle, gouverneurs et intendants hesitent entre assimilation et accomodement. La Revolution americaine et la guerre de 1812 consolident la fidelite a Londres, mais soulignent aussi la fragilite d un territoire indefendu, traverse de frontieres instables. Au milieu du XIXe siecle, la lenteur des institutions coloniales exaspere. Les rebellions de 1837 au Bas et au Haut Canada martelent un mot: responsabilite. Londres concede des Assemblées elues; la loi d union de 1840 fusionne les provinces. Cependant, ce Canada-Uni demeure ficelé par un compromis fragile entre anglophones industriels et francophones ruraux. Quand la guerre de Secession eclate au Sud, l ombre d une Amerique unie et expansionniste plane sur les rives du Richelieu. John A. Macdonald, George?Etienne Cartier et leurs allies pressentent qu un projet plus vaste pourra retenir les provinces Maritimes, partager les risques financiers et offrir aux investisseurs britanniques les garanties d un marche plus large.

L economie, grande pedagoque, dicte sa lecon. Les grumes des forets acadiennes, le ble des fermes ontariennes et la houille de Cape Breton attendent un chemin de fer continental. La penetration ferroviaire promet de briser l enclavement hivernal et de contester les tarifs americains en ouvrant une route directe vers Liverpool. Des banquiers de la City exigent stabilite politique; les ultramontains du Quebec y voient un moyen de retenir la jeunesse; Joseph Howe redoute un Parlement lointain. En 1864, les conferences de Charlottetown et de Quebec esquissent une federation: deux ordres de gouvernement, deux chambres, une monarchie commune, un pouvoir residuaire confie a Ottawa. L Acte de l Amerique du Nord britannique, vote le 29 mars 1867, scelle le pacte et laisse aux autres colonies la possibilite de rejoindre l union. Dans les tavernes de Montreal on discute des brise glaces du Saint Laurent, tandis qu a Saint John on imagine la baie de Fundy future pivot energetique.

Au matin du 1 juillet, Ottawa, encore bourbier de souches et de chantiers, hisse des fanions rouges devant son parlement de pierre calcaire. Le telegramme parti de Londres dans la nuit confirme l entree en vigueur de la loi. Alors que les cloches de la Basilique Saint Patrick se repondent a celles de la Cathedrale Notre Dame, la population, bilingue mais inegale, se masse pour entendre la proclamation du gouverneur general, Lord Monck. Sous la canicule, le public acclame le mot Dominion, choisi dans le Psaume 72 pour eviter le terme Kingdom qui eût froisse Washington. Trois coups de canon saluent la lecture, puis la fanfare militaire entame God Save the Queen. Pourtant, la foule n oublie pas la guerre civile voisine, l irruption recente des bandes fenians, ni la crise du coton qui a affaibli les exportations. Cette naissance formelle ressemble a un acte de foi dans la capacité des institutions a devancer les turbulences geopolitiques.

Politiquement, le texte consacre un federalisme a geometrie variable. Les competences essentielles – defense, monnaie, commerce interprovincial, autochtones, navigation – demeurent federales; l education et les institutions civiles restent provinciales. La nouvelle Chambre des communes, elue au suffrage censitaire, doit accorder sa confiance a un Cabinet dirige par un Premier ministre. Le Senat, nomme a vie, pretend proteger les regions minoritaires. Le Quebec conserve son code et l usage du francais dans les debats. Pour les elites orange de l Ontario, c est un compromis exigeant; pour les patriotes francophones, c est une garantie chancelante mais reelle. Dans les campagnes micmacs et malecites, la nouvelle charte passe inaperçue, mais elle ouvrira bientot l ère des traites numotes. Chaque disposition du texte became arena d interpretation, et le Conseil prive de Londres, ultime cour d appel, arbitrera les premiers conflits de competence.

Sur le terrain economique, le Dominion promet une politique nationale de tarifs pour proteger la siderurgie et retenir la main d œuvre. La revision de 1879 dressera une barriere autour du corridor Windsor Quebec, faisant naitre usines textiles, papeteries et ateliers ferroviaires. L achat de la Terre de Rupert ouvrira les prairies au peuplement et la promesse d un chemin de fer transcontinental poussera la Colombie Britannique a entrer en 1871. Les banques chartrees d Ottawa stabiliseront la monnaie et faciliteront le credit. Toutefois, les partisans du libre echange rappellent le Traite de reciprocite de 1854, craignant qu un mur douanier n ecarte les marches naturels des fermiers maritimes. Les chambres de commerce de Saint John, Halifax et Portland se livrent un combat oratoire, chacune reclamant le role de tete de ligne atlantique et le flot des wagons de ble vers l Europe.

A l echelle internationale, la naissance du Dominion arrange Londres, qui souhaite partager les couts de defense sans perdre la fidelite strategique de la region. Washington observe avec mefiance mais respecte la logique continentale d un voisin nouvellement uni. La France, elle, y voit la confirmation qu une culture francaise peut prospérer sous le parapluie britannique. Pourtant, cette Confederation oublie presque les Premiers Peuples. Alors que la Loi sur les Indiens sera votee en 1876, la premiere decennie post?1867 institue des agences, impose des reserves et pave la voie a la suite des pensionnats. Les Metis de la riviere Rouge, inquietes pour leurs terres et leurs droits linguistiques, se souleveront des 1869. Ainsi, la fete civile dissimule une realite conflictuelle que 150 annees de renegociation tenteront d apaiser.  De fait, les Traites numerotes, signes entre 1871 et 1921, grignoteront encore les territoires ancestraux contre des annuites derisoires, tandis que la Loi sur les Indiens imposera un regime de tutelle rigide, allant jusqu a restreindre la sortie des reserves sans permission officielle. La Confederation nase alors avec un mal originel, celui d une inclusion selective qui repousse les nations premieres a la peripherie du projet national, meme si leur art et leur toponymie habitent deja le paysage.

 En ce debut de vingt et unieme siecle, la transition energetique et la fonte du Passage du Nord Ouest rappellent que la geopolitique glaciale, ignoree en 1867, redeviendra decennie apres decennie un enjeu strategique national. Au milieu du XXe siecle, le Royaume Uni accorde a Ottawa un statut quasi souverain, couronne par le Statut de Westminster de 1931 et enfin par le rapatriement de la Constitution en 1982. Pourtant, la matrice de 1867 demeure visible dans l architecture politique et sociale: une capitale intermediaire, un gouvernement de compromis, un bilinguisme officiel, des pouvoirs provinciaux jaloux de leur autonomie. Chaque 1 juillet, la fete rebaptisee Canada Day, rappelle que l independance pleine n a jamais jailli d une rupture, mais d un lent tissage d interets et de memoires superposees. Dans les parcs de Vancouver a Halifax, familles sikhes, inuittes, noires et acadiennes defilent sous le meme drapeau a feuille d erable, signe qu une societe de plus de trente millions d habitants continue a chercher equilibre entre identites distinctes et solidarite commune. Le 1 juillet 1867 n est donc pas un vestige; il demeure la charniere d une histoire large comme un continent.  Le referendum quebecois de 1980, suivi de celui de 1995, demontrera que la question de l equilibre identitaire demeure vivace. En 2008, les excuses officielles de la Couronne pour le drame des pensionnats confirmeront que l histoire longue produit des ondes de choc tardives mais decisives. Et lorsque, en 2017, le sesquicentenaire rallume les debats sur la legitimite de la fete, c est encore l ombre de 1867 qui se projette sur les concerts populaires et les foules ornees de feuilles d erable colorees.

Ainsi perdure l heritage.

 

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