3 juillet 2013. L’aube s’étire sur Le Caire, déchirée par les klaxons, la rumeur inquiète des marchés et l’attente suspendue qui fige la ville sur les deux rives du Nil. Au cœur de la capitale, la place Tahrir bruisse d’une foule dense, brassant drapeaux, cris et espoirs contradictoires. Cette journée, qui s’ouvre dans l’incertitude, va bientôt plier sous le poids d’un événement aux résonances multiples : le renversement du président Mohamed Morsi par l’armée égyptienne. Derrière la théâtralité des uniformes, l’histoire longue du pays s’invite, charriant souvenirs d’empires, d’occupations, de révolutions inachevées.
Pour comprendre ce 3 juillet, il faut d’abord replonger dans le sillage du printemps arabe de 2011, ce soulèvement populaire qui avait secoué le Proche-Orient et fait vaciller les certitudes établies depuis des décennies. L’Égypte, à l’époque gouvernée d’une main de fer par Hosni Moubarak, découvre alors, à travers la mobilisation massive de la jeunesse, des ouvriers, des femmes et des hommes ordinaires, une possibilité nouvelle : la parole publique, la contestation ouverte, la réappropriation de la scène politique. Après dix-huit jours de mobilisation et plus de huit cents morts, le président Moubarak démissionne le 11 février 2011. Mais la victoire est fragile, prise dans les rets d’un appareil sécuritaire intact et d’une transition floue.
C’est dans ce vide que s’imposent les Frères musulmans, force politique longtemps marginalisée et réprimée, mais qui dispose d’un réseau social puissant et d’un discours d’alternative. Lors des premières élections libres, en juin 2012, Mohamed Morsi, issu de la confrérie, l’emporte face à Ahmed Chafik, dernier Premier ministre de Moubarak. Sa victoire est saluée par une partie du pays comme l’avènement de la démocratie. Pourtant, très vite, la défiance monte. L’économie vacille, les pénuries se multiplient, le climat d’insécurité s’installe. Les opposants accusent Morsi de gouverner sans partage, d’exclure la pluralité, d’instrumentaliser la Constitution pour renforcer le pouvoir de sa formation.
Au fil des mois, les fractures s’élargissent. D’un côté, une majorité silencieuse qui aspire à la stabilité et redoute le chaos, de l’autre, des mouvements libéraux, laïcs, coptes, qui refusent l’hégémonie islamiste, et, plus profondément, l’armée, institution tutélaire de la nation, dont la puissance reste la garante ultime de l’ordre. Sur les écrans, les talk-shows répercutent l’inquiétude, la colère, l’incompréhension. Les coupures d’électricité, la hausse du chômage, la montée de la violence dans le Sinaï minent la légitimité du pouvoir.
À l’approche du premier anniversaire de Morsi, le mouvement Tamarod, né au printemps 2013, cristallise le mécontentement. Il appelle à la destitution du président, rassemblant des millions de signatures et une foule immense dans les rues du pays, du Caire à Alexandrie, d’Assiout à Suez. L’armée, dirigée par le général Abdel Fattah al-Sissi, observe d’abord, puis adresse un ultimatum au chef de l’État : répondre aux revendications populaires ou accepter une médiation. Les heures s’étirent, la tension monte, et, le 3 juillet, le couperet tombe. Morsi est destitué, placé en résidence surveillée, tandis qu’un gouvernement de transition est installé. L’image du général al-Sissi, grave, entouré de responsables religieux et politiques, symbolise le retour de l’armée comme arbitre suprême de la nation.
Mais la scène ne s’arrête pas à ce ballet institutionnel. Partout, des foules exultent, d’autres se lamentent. Les partisans de Morsi dénoncent un coup d’État, réclament la légitimité des urnes, s’installent en sit-in sur les places Rabaa al-Adawiya et al-Nahda. Les jours suivants, la société se divise plus encore, la méfiance se mue en affrontements. Les médias d’État, les réseaux sociaux, les télévisions étrangères s’emparent du récit, opposant le rêve inabouti de la révolution de 2011 au retour apparent de l’autoritarisme.
Pour saisir la profondeur de cet instant, il faut se souvenir que l’armée égyptienne n’est pas un acteur comme les autres. Héritière des officiers libres de 1952, gardienne d’un appareil économique tentaculaire, garante d’une stabilité chère payée, elle incarne l’idée même de l’État, sa permanence et son ancrage dans la longue durée. À chaque crise, elle surgit, souvent en arbitre, parfois en maître. En juillet 2013, ce retour sur la scène politique signe la fin des espoirs d’une transition purement civile, la résurgence d’une structure de pouvoir centralisée, et, plus largement, la difficulté du pays à s’extraire du cycle alternant révoltes et restaurations.
Les semaines qui suivent sont marquées par une spirale de violences. Les manifestations pro-Morsi sont dispersées dans le sang à Rabaa et al-Nahda mi-août : des centaines de morts, des milliers de blessés, la stupeur et la répression s’installent. Les dirigeants des Frères musulmans sont arrêtés, la confrérie déclarée organisation terroriste. Les libertés publiques sont restreintes, l’état d’urgence proclamé, le rêve démocratique s’éloigne dans le brouillard d’une nouvelle réalité autoritaire.
Pourtant, dans l’épaisseur du temps, la société égyptienne poursuit son chemin. Les marchés rouvrent, les enfants jouent sur les rives du Nil, les prières du vendredi rythment encore la vie quotidienne. Derrière les soubresauts politiques, des dynamiques lentes continuent de façonner le pays : démographie galopante, urbanisation massive, crises de l’eau, tensions avec les voisins. L’histoire immédiate, tumultueuse, se mêle aux forces profondes qui dessinent l’horizon du pays. En 2014, Abdel Fattah al-Sissi est élu président, consolidant un pouvoir à la fois civil et militaire, promettant la stabilité, la sécurité, la reprise économique. Mais le prix à payer est lourd : opposants en prison, libertés réduites, presse muselée.
En ce 3 juillet 2013, c’est donc moins la conclusion d’un cycle que la réactivation de lignes de faille anciennes. La révolution de 2011 n’a pas trouvé d’issue dans une société où le poids de l’État, la puissance des forces armées, les tensions sociales et religieuses structurent la vie collective. Le Caire, avec sa densité humaine et son histoire millénaire, demeure le théâtre d’une quête inaboutie, entre rêves de changement et permanence du pouvoir. Le Nil, lui, continue de charrier les souvenirs, indifférent aux passions passagères des hommes.