5 juillet 1962. Au matin de cette journée écrasée de soleil, la ville d’Alger s’éveille dans une atmosphère suspendue. Des cris, des chants et les klaxons des voitures s’élèvent, se mêlant au grondement sourd de la Méditerranée. En ce jour, l’Algérie devient officiellement indépendante après cent trente-deux ans de domination française. C’est le dénouement d’un long et âpre cheminement, l’aboutissement d’un combat qui a bouleversé non seulement la société algérienne mais aussi la conscience de la France et, au-delà, les équilibres du monde méditerranéen.
Pour saisir la portée de cet instant, il faut revenir sur les racines profondes de la présence française en Algérie. Depuis 1830, la conquête et la colonisation s’étaient imposées, d’abord sous le drapeau du roi Charles X, puis à travers la République. L’installation coloniale n’avait rien d’une simple transplantation : elle fut une recomposition totale du territoire, des usages et des structures sociales. Les terres furent accaparées, les sociétés rurales bouleversées, les villes transformées. Sur cette terre tiraillée entre le désert, les montagnes et la mer, deux mondes se sont alors superposés sans jamais fusionner : la minorité européenne, concentrée dans les villes côtières et les zones agricoles les plus riches, et la majorité musulmane, reléguée à la marge de la prospérité, privée de droits, soumise au Code de l’indigénat.
Ce déséquilibre ancien ne pouvait qu’enfler avec le temps. Au fil des décennies, la société algérienne vit se développer une conscience politique nouvelle, nourrie d’injustices accumulées, de révoltes réprimées, mais aussi de l’effervescence du nationalisme qui gagnait alors le Maghreb et le Proche-Orient. Dès 1919, les premières voix s’élèvent pour réclamer des droits. L’entre-deux-guerres voit la multiplication des partis, des journaux, des sociétés culturelles musulmanes, à l’image de l’Étoile nord-africaine ou de l’Association des oulémas. Mais la France, oscillant entre promesses de réformes et sursauts répressifs, se montre incapable de penser une égalité réelle.
La Seconde Guerre mondiale marque un tournant décisif. L’effondrement de la IIIe République, l’occupation, puis la Libération ravivent les aspirations à l’émancipation dans tout l’empire. En Algérie, l’ordonnance du 7 mars 1944 accorde enfin la citoyenneté à certains musulmans, mais la déception est immense, car l’inégalité demeure. Les massacres de Sétif et Guelma, le 8 mai 1945, dévoilent la brutalité d’un système incapable de concilier la liberté des uns avec le maintien du pouvoir des autres. Ils restent un traumatisme profond, une césure dans la mémoire collective algérienne, le signe que la voie du dialogue est désormais barrée.
La naissance du Front de libération nationale (FLN) en 1954 s’inscrit dans ce contexte d’impasse et de tension extrême. Dans la nuit du 1er novembre, une série d’attaques coordonnées marque l’irréversible entrée en guerre. Dès lors, l’Algérie bascule dans la violence totale : les maquis se multiplient dans les montagnes de Kabylie, des Aurès et de l’Atlas, tandis que dans les villes la peur s’installe, la répression s’intensifie. La France engage une guerre sans nom, mobilise plus d’un million de soldats, impose l’état d’urgence et recourt à la torture, à la disparition, à l’exil. Des centaines de milliers d’Algériens sont déplacés, des milliers d’Européens vivent dans l’angoisse d’attentats. L’ensemble du pays se fige dans un huis clos meurtrier qui brise familles, amitiés et repères anciens.
Mais cette guerre, aussi cruelle soit-elle, est aussi un moment de recomposition sociale. Dans les maquis, une société nouvelle se construit, fondée sur la discipline du FLN, l’économie de la survie, la solidarité face à la répression. Les femmes y occupent une place inédite, messagères, infirmières, parfois combattantes. Les intellectuels, les religieux, les paysans et les ouvriers trouvent dans la lutte un sens nouveau à leur existence. L’exil, notamment vers la Tunisie et le Maroc, façonne une diaspora active, relais de la cause algérienne sur la scène internationale. À Paris, à New York, au Caire, le dossier algérien devient un enjeu mondial, illustrant la fragilité de l’ordre colonial d’après-guerre.
En France, la guerre d’Algérie devient un traumatisme national. Elle fissure la IVe République, accélère la chute de gouvernements, fracture la société entre partisans de l’Algérie française, opposants à la guerre, appelés du contingent et rapatriés d’Algérie. La crise culmine en mai 1958, quand le pouvoir bascule à Alger et que Charles de Gaulle, rappelé à la tête de l’État, doit affronter l’intransigeance de l’armée, la pression des pieds-noirs et l’aspiration à la paix. Les années suivantes voient s’intensifier la violence, tandis que la question algérienne devient centrale dans le débat public.
Le tournant s’amorce avec l’ouverture des négociations d’Évian. Après des mois de pourparlers, un accord est trouvé le 18 mars 1962. Il prévoit un cessez-le-feu immédiat, la reconnaissance du droit à l’autodétermination et les garanties pour les minorités européennes. Mais la violence ne cesse pas pour autant. Les mois qui suivent voient un déchaînement d’attentats, de règlements de comptes, d’exodes massifs. La communauté pied-noir quitte l’Algérie dans la précipitation, emportant souvenirs et blessures. De nombreux harkis, accusés de collaboration, sont victimes de représailles sanglantes, malgré les promesses de protection.
Le 1er juillet 1962, un référendum d’autodétermination est organisé en Algérie. La question posée ne laisse aucune place à l’ambiguïté : « Voulez-vous que l’Algérie devienne un État indépendant, coopérant avec la France dans les conditions définies par les accords du 19 mars 1962 ? » La réponse est massive. Plus de 99 pour cent des suffrages expriment le désir d’indépendance. Le 3 juillet, la France reconnaît officiellement la souveraineté algérienne. Le 5 juillet, date anniversaire de la prise d’Alger en 1830, le pays proclame son indépendance dans une ferveur mêlée d’incertitude.
Ce 5 juillet 1962 n’est pas seulement un jour de liesse. Il porte aussi, en filigrane, la lourde charge des années à venir. L’Algérie indépendante hérite d’une société fracturée, d’un tissu économique fragile, d’institutions à inventer. La plupart des cadres techniques et administratifs sont partis, les infrastructures sont insuffisantes, la population urbaine croît à un rythme effréné. Le FLN, fort de sa légitimité de libérateur, s’impose rapidement comme parti unique, écartant rivaux et dissidents, cherchant à unifier le pays autour du mythe de la guerre de libération. La langue, l’école, l’histoire deviennent des enjeux majeurs, tandis que l’économie doit répondre à l’urgence : loger, soigner, nourrir et instruire une population jeune et nombreuse.
Les années qui suivent voient l’Algérie tâtonner entre aspirations révolutionnaires et contraintes du réel. L’espoir immense d’une société nouvelle s’entrechoque avec la persistance de l’autoritarisme, la tentation du culte du chef, les désillusions économiques. Pourtant, la mémoire de la lutte reste vive, structurant l’imaginaire collectif. Elle pèse sur les relations avec la France, faites de liens étroits et de blessures jamais refermées, mais aussi sur la construction d’une identité algérienne propre, à la croisée des héritages berbère, arabe, méditerranéen et africain.
À l’échelle du monde, l’indépendance de l’Algérie incarne le triomphe de l’anticolonialisme, inspire d’autres mouvements en Afrique, en Asie, en Amérique latine. L’Algérie devient, pour un temps, une capitale des non-alignés, un laboratoire d’expérimentations politiques, une terre d’accueil pour les révolutionnaires du Sud. Mais elle demeure aussi un pays blessé, porteur de contradictions, en quête permanente d’un équilibre entre la mémoire de la souffrance et la promesse d’avenir.
Le 5 juillet 1962 demeure, dans la longue durée, une aube fragile, porteuse de promesses autant que de cicatrices. Ce jour cristallise la fin d’un monde, l’avènement d’une nation neuve et l’ouverture d’un récit que chaque génération algérienne, jusqu’à aujourd’hui, continue de questionner et de réinventer.