24 juin 1935, dans le patio ombragé d’une maison à San Cristóbal de La Laguna, Manuel Hermoso Rojas naît entre le parfum du chèvrefeuille et le roulement lointain de la mer. L’Espagne se remet à peine d’une guerre qui a laissé les îles comme des feux de navire isolés au large de l’Atlantique. Son père tient une modeste boutique de tissus, sa mère enseigne à l’école primaire et lit à voix haute Cervantes et Víctor Hugo entre deux exercices d’arithmétique. Le garçon apprend tôt la valeur d’une parole tenue et l’art discret de compter chaque peseta.
Enfant curieux, il s’aventure dans les ravins couverts de pins, collecte des éclats de pierre ponce, invente des cartes imaginaires où chaque ravine mène à un port mythique. Au lycée de la rue Nava y Grimón, un professeur de géographie lui montre que le monde tient dans la transparence d’un filet de pêche : les routes, les douanes, le prix du sucre, les traités internationaux. À seize ans, il publie dans le journal mural un billet rageur contre la surtaxe sur la farine importée, premier signe d’un tempérament municipaliste qu’il ne reniera jamais.
À l’université de La Laguna, il choisit le droit et se nourrit de l’histoire des fueros médiévaux. Dans les salles fraîches aux vitraux chauds, il découvre la pluralité espagnole : Basques, Catalans, Galiciens, chacun brandit sa charte, chacun pèse le mot autonomie comme on pèse un fruit rare. Il lit Aranguren, Dionisio Ridruejo, la poésie sociale de Blas de Otero. Avec des camarades, il organise des cercles clandestins où l’on rêve d’une Espagne capable d’entendre la rumeur de ses périphéries atlantiques.
Diplômé, il épouse Carmen Rosa Acosta, étudiante en sciences naturelles qui partage sa passion pour les sentiers d’altitude et les barques pleines de sardines argentées. Ils emménagent près du marché Nuestra Señora de África, où les vendeuses de fruits confient leur misère à qui veut bien écouter. Hermoso ouvre un cabinet d’avocat, plaide pour des dockers blessés, obtient des indemnités pour des veuves de marins morts en haute mer. Dans ses dossiers, on trouve déjà un plan d’expansion portuaire tracé à l’encre bleue.
La mort de Franco en 1975 déclenche un souffle d’espérance. Hermoso rejoint une coalition centriste qui prône réconciliation et décentralisation. Aux municipales de 1979, Santa Cruz de Tenerife l’élit maire. La ville est alors un labyrinthe de ruelles fatiguées et de baraques sans égout. Il invente des assemblées de quartier, attribue des microcrédits pour peindre les façades, déplace un marché entier pour libérer une place publique. L’eau courante atteint bientôt les derniers baraquements du quartier de Valleseco.
Les années quatre-vingt sont un tourbillon. Il négocie avec Madrid le maintien d’un régime fiscal spécifique, convainc des compagnies aériennes d’ouvrir des liaisons, lance un festival de musique qui attire les jeunesses nordiques fuyant le brouillard. On le voit arpenter les quais à l’aube pour vérifier l’arrivée du ciment, déjeuner avec un ambassadeur sur un coin de table, puis rentrer voter une licence de taxi. Son pragmatisme séduit les commerçants, tandis que les dockers apprécient sa constance.
En 1993, les partis nationalistes canariens l’investissent pour la présidence autonome. Les îles disposent de deux capitales, Las Palmas et Santa Cruz ; il transforme la rivalité en synergie, instaurant un budget partagé et des sièges alternés des institutions. Devant la basilique de Candelaria, il prête serment en guayabera blanche et cite Machado. Trois priorités : infrastructures, éducation, préservation du territoire. Une autoroute relie Adeje à Arrecife, mais une loi limite la construction à trente pour cent du littoral. Les bourses universitaires doublent.
Chaque vendredi, il tient audience publique : agriculteurs de tomates, pêcheurs de thon, hôteliers scandinaves défilent. Il note sur un carnet et répond dans la semaine. Ses détracteurs dénoncent une mise en scène, ses partisans parlent de démocratie expérimentale. Les chiffres suivent : le chômage baisse, le revenu par habitant grimpe, les classes passent de quarante à vingt-cinq élèves. Pourtant les critiques ne manquent pas : spéculation foncière, tensions avec les écologistes autour de la montagne Roja.
En 1997, un accident de raffinerie noircit le ciel de Santa Cruz. Il réquisitionne des bus, dort sur un lit de camp dans le centre de crise, répond aux journalistes les yeux rougis. Sa gestion est saluée, mais l’incident accélère la transition énergétique. Il crée l’Institut canarien de l’énergie, installe des éoliennes à Jandía, subventionne les chauffe-eau solaires pour les hôtels. À Paris et Bruxelles, on cite les Canaries comme futur laboratoire insulaire.
Juillet 1999 : il refuse un troisième mandat, déclarant qu’« aucun capitaine ne doit confondre sa main avec la barre ». Il cède la présidence à Román Rodríguez, retourne à son cabinet devenu fondation pour l’autogouvernance. On l’aperçoit au match du CD Tenerife, sandwich de queso asado à la main, ou sur la Rambla, saluant les passants qui l’appellent « don Manuel ». Il marche chaque soir jusqu’au phare de la Punta del Hidalgo, contemple les vagues, murmure des vers de Pedro García Cabrera.
Les années deux mille le voient en conseiller officieux. Il publie rapports et tribunes, avertit contre les dérives du tourisme de masse, propose un chèque insularité pour compenser la distance, encourage l’apprentissage précoce de l’anglais. Il refuse un siège au Sénat, jugeant qu’il préfère « penser local pour toucher l’universel ». Sa maison devient un pèlerinage pour étudiants, journalistes, maires de petite commune galicienne ou sardienne venus copier ses budgets participatifs.
Le 17 juin 2025, une douleur fulgurante l’arrête pendant sa promenade. À midi, il meurt à l'âge de 89 ans, laissant les îles dans un sirocco étouffant. Les radios locales diffusent Adiós Canarión, le Parlement régional vote trois jours de deuil. Madrid salue « un artisan du pluralisme », Bruxelles « un pionnier de l’ultrapériphérie ». Sur la plage de Las Teresitas, les pêcheurs brûlent un feu de palmes.
Ses archives, bientôt ouvertes, contiennent des cartes maritimes annotées, un projet de réforme fiscale et des lettres d’écoliers reconnaissants. Sa maxime restait : « connaître chaque pierre et rêver au-delà de l’horizon ». Dans la cathédrale de La Laguna, la messe de requiem réunit évêques, imams, rabbins et pasteurs africains. La chorale mêle Kyrie et tajaraste. Anciens pompiers, infirmières et avocats rappellent une promesse tenue, un rire grave, une poignée de main ferme.
Ainsi s’achève la traversée d’un insulaire qui fit de ses îles un archipel-monde reliant Sahel, Europe et Amériques dans un même souffle alizé. Quand la dépouille quitte la cathédrale, le vent soulève des pétales de bougainvilliers. Des enfants les ramassent, décidés à garder un fragment du temps de Manuel Hermoso. Un soir plus tard, sur le quai où s’amarrent les bateaux-bananes, un vieux contremaître murmure : « Sans lui, nous serions encore à attendre la prochaine marche du progrès. » L’écho se perd dans les cales pendant qu’un marin règle son sextant. Le Nord reste le Nord, mais les îles, désormais, savent tracer leurs propres méridiens invisibles. Sur la digue, un chien aboie doucement encore.