23 avril 2025 — Eugène Koffi Adoboli s’est éteint en Suisse à l’âge de 90 ans. Les causes exactes de sa disparition n’ont pas été rendues publiques, mais l’ancien Premier ministre vivait en exil depuis plus de deux décennies.
Né le 3 octobre 1934 à Tsévié, chef-lieu de la préfecture de Zio dans la région Maritime du Togo alors sous administration coloniale française, Eugène Koffi Adoboli voit le jour dans une fratrie de six enfants. Son père, Mawuli Adoboli, petit commerçant de cacao et catéchiste laïc, et sa mère, Ama Kuaku, vendeuse de tissus au marché de Tsévié, insistent très tôt sur l’importance de l’école comme ascenseur social. Élève brillant à l’École primaire catholique Sainte?Thérèse, il décroche en 1947 le Certificat d’études primaires avec la meilleure moyenne du cercle scolaire, ce qui lui vaut une bourse territoriale pour intégrer en 1948 le Collège Chaminade de Lomé. Interne pendant six ans, il s’y forge une solide culture générale, apprend le latin et l’anglais, préside le club de débat et obtient en 1954 le baccalauréat série A avec mention Bien.
Sélectionné par la nouvelle bourse fédérale AOF, le jeune Adoboli part en 1955 à l’Université de Dakar (aujourd’hui Université Cheikh?Anta?Diop) où il suit un cursus en sciences économiques. Major de promotion en 1958, il milite brièvement au sein de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) et se passionne pour les questions de développement endogène. Désireux d’acquérir une perspective internationale, il rejoint en 1960 l’Institut des hautes études internationales de Genève et y soutient en 1962 un mémoire remarqué sur « Le commerce extérieur et l’industrialisation naissante du Togo ». Ces années de formation, marquées par l’ouverture intellectuelle et le cosmopolitisme, façonneront durablement sa vision d’un panafricanisme pragmatique arrimé aux institutions multilatérales.
Marié en 1969 à Thérèse Ahouma, infirmière togolaise rencontrée lors d’un séminaire à Accra, Adoboli est père de trois enfants — Afi, Kévin et Yawo — tous établis entre l’Europe et l’Amérique du Nord. Passionné de littérature francophone et de musique highlife, il soutient discrètement plusieurs ONG de scolarisation des jeunes filles.
Diplômé en économie du développement, Adoboli rejoint en juin 1965 la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) à Genève, d’abord comme Economic Affairs Officer affecté à la Division du commerce international. Il contribue aux négociations fondatrices du Système généralisé de préférences (SGP) et accompagne les premières positions du Groupe des 77 réclamant un Nouvel ordre économique international. Dans les années 1970, il coordonne le dossier des matières premières dans l’Integrated Programme for Commodities, préparant plusieurs sessions de la Conférence des Nations Unies sur les produits de base (Nairobi 1976, Genève 1981) et plaidant pour des mécanismes de stabilisation des prix plus favorables aux exportateurs africains.
Devenu Chef de la Section Afrique en 1979, puis Directeur par intérim de la Division des stratégies commerciales en 1983, il est l’un des experts qui nourrissent le Lagos Plan of Action de l’OUA (1980). Son rapport interne sur l’impact des politiques d’ajustement structurel sur les recettes d’exportation des pays les moins avancés est souvent cité dans les débats de la Banque mondiale. Le 1?? août 1991, sur recommandation du Secrétaire général Javier Pérez de Cuéllar, il est nommé Secrétaire exécutif du Corps commun d’inspection (Joint Inspection Unit, JIU) — le plus haut organe indépendant d’audit du système onusien — poste qu’il occupera jusqu’en 1998. À ce titre, il supervise près de soixante revues, dont des évaluations pionnières sur la gestion des achats du HCR, l’efficacité des opérations de maintien de la paix et le déploiement des fonds fiduciaires au PNUD. Ses recommandations sur la budgétisation axée sur les résultats seront partiellement reprises par l’Assemblée générale dans la résolution 50/11 (1995). Au total, il passera près de quarante ans au sein du système des Nations Unies, effectuant des missions dans plus de 90 pays et défendant sans relâche le droit des pays du Sud à un commerce plus équitable.
À la suite des élections législatives contestées du 21 mars 1999 — scrutin marqué par un boycott partiel de l’opposition, des coupures de courant dans certains bureaux de vote et un taux d’abstention record d’environ 58 % — le président Gnassingbé Eyadéma, sous forte pression diplomatique à l’approche du sommet de l’OUA à Lomé, limoge le gouvernement Klutsé et appelle Adoboli à la primature le 21 mai 1999. Dans son discours de prise de fonctions, ce technocrate au carnet d’adresses onusien promet de moderniser l’économie, moraliser la gestion publique et renouer avec les partenaires au développement. Il annonce un plan d’action en quinze points : audit de la filière phosphate, révision du code des marchés publics, création d’une Cour des comptes indépendante et relance des négociations de l’Accord de Lomé IV. Le 2 juin 1999, il forme un cabinet de vingt?six portefeuilles dont six confiés à des personnalités issues de la société civile.
À peine investi, Adoboli dévoile un Programme intérimaire de stabilité et de relance (PISR 1999?2001) négocié avec le FMI : introduction d’une TVA à 18 % effective au 1?? janvier 2000, audit de la Société togolaise des phosphates en vue d’une privatisation partielle et gel de 10 % de la masse salariale publique. Il publie également un Livre blanc pour la bonne gouvernance prévoyant la déclaration de patrimoine de tous les ministres. Le 7 avril 2000, Lomé accueille la présentation régionale du Rapport du millénaire des Nations Unies en présence de Kofi Annan, et Adoboli s’engage à aligner le budget 2001 sur les futurs OMD.
Les résistances internes s’avèrent toutefois redoutables : le bloc conservateur du RPT refuse la TVA, les directeurs proches de la présidence bloquent les dossiers, et les syndicats déclenchent une grève générale de la santé et de l’éducation du 12 au 19 mai 2000. Le 24 août 2000, une motion de censure est déposée ; deux jours plus tard, elle recueille 68 voix sur 81. Conscient qu’il ne dispose plus de majorité, Adoboli démissionne le 27 août ; le 29, Agbéyomé Kodjo lui succède. Son passage au pouvoir — quinze mois à peine — restera comme une tentative avortée de thérapie de choc économique.
Dès 2001, la justice togolaise ouvre une information judiciaire pour détournement présumé de 800 millions de francs CFA destinés à la Cité de l’OUA. Le procès, qui s’ouvre en juillet 2011 alors qu’Adoboli réside en Suisse, se conclut le 22 juillet 2011 par une condamnation par contumace à cinq ans de prison ferme et de fortes amendes. Il dénonce une parodie de justice et multiplie les recours. Un décret de clémence du 21 juillet 2017, rendu public en mars 2018, lui accorde une remise totale de peine, mais il choisit de rester à Genève où il conseille des fondations sur le financement de l’adaptation climatique en Afrique de l’Ouest.
Figure complexe, Eugène Koffi Adoboli laisse l’image d’un internationaliste rigoureux devenu chef de gouvernement dans un contexte de transition difficile, mais dont l’action fut entravée par un appareil d’État rétif à la réforme. Pour ses partisans, il incarne la compétence technocratique et l’ouverture au monde ; pour ses détracteurs, les accusations de malversation ternissent son legs.
Une cérémonie d’hommage doit se tenir prochainement à Genève, tandis que le gouvernement togolais n’a pas encore annoncé de commémoration officielle.