Le 24 janvier de l’année 41 de notre ère, Rome, capitale de l’Empire, fut le théâtre d’un événement majeur qui bouleversa l’ordre politique et révéla les fragilités d’une institution impériale en pleine mutation. L’assassinat de l’empereur Caligula par des membres de sa propre garde prétorienne marqua un tournant dans l’histoire du pouvoir romain, tout en établissant son oncle Claude comme successeur improbable mais décisif.
Caligula, né Gaius Julius Caesar Augustus Germanicus, avait accédé au trône en 37, à la suite de la mort de l’empereur Tibère. Ce jeune homme, issu de la dynastie julio-claudienne, portait avec lui un immense capital de sympathie. Fils du célèbre Germanicus, héros militaire adoré du peuple, et arrière-petit-fils d’Auguste, il semblait être l’incarnation de l’espoir pour une Rome lassée des dernières années d’un Tibère sombre et répressif. Ses premières mesures, comme l’amnistie des prisonniers politiques et des jeux somptueux pour plaire à la plèbe, renforcèrent cette image d’un dirigeant bienveillant et réconciliateur. Cependant, cet espoir s’effaça rapidement à mesure que le règne dévoilait une personnalité instable et des pratiques autocratiques. Les épisodes de tyrannie, mégalomanie et extravagances marquèrent son mandat. Parmi ces derniers, ses dépenses somptuaires vidèrent les caisses de l’État tandis que ses lois imprévisibles, souvent jugées absurdes, semèrent le chaos au sein des institutions.
Caligula se distinguait par une conception du pouvoir absolue et divine, qu’il cherchait à incarner de manière ostentatoire. Il n’hésitait pas à humilier les élites romaines, y compris le Sénat, qu’il considérait comme un simple instrument de sa volonté. "Souvenez-vous que je peux faire ce que je veux à qui je veux", aurait-il déclaré un jour, illustrant son mépris pour toute opposition. Il se faisait appeler « Dieu vivant » et exigeait que des temples lui soient dédiés, plaçant sa statue parmi celles des divinités traditionnelles, ce qui choquait profondément la sensibilité religieuse des Romains. Parmi ses actes les plus controversés, on trouve son désir de nommer son cheval, Incitatus, au rang de consul. Certains considèrent ce geste comme une provocation symbolique, mais d'autres y voient une manière de ridiculiser un Sénat qu’il jugeait incapable. "Qu'importe si le peuple m'aime, pourvu qu'il me craigne", affirmait-il également, résumant sa philosophie du pouvoir par la terreur. La construction de fastueux projets architecturaux, comme des palais, des aqueducs et des amphithéâtres, financés par une fiscalité écrasante et l’expropriation des riches familles romaines, attisa également les tensions. Son projet de creuser un canal reliant la baie de Naples au Tibre reflétait son ambition disproportionnée, mais ces entreprises, souvent inachevées, grevèrent lourdement les finances publiques. Enfin, ses caprices atteignaient des sommets d’extravagance. Lors de banquets somptueux, il ne se contentait pas d’offrir des mets rares venus des quatre coins de l’Empire, mais il jetait parfois des pièces d’or au sol pour que ses invités se battent pour les ramasser, dans une parodie humiliante de générosité. Ces banquets n’étaient pas seulement des lieux de luxe, mais aussi des scènes de théâtre pour afficher son pouvoir et sa domination sur ses convives. Caligula allait jusqu’à organiser des festins sur des ponts artificiels ou dans des jardins inondés d’eau pour simuler des lagunes, démontrant son obsession de contrôler jusqu’à la nature elle-même. Ces extravagances, tout en vidant les caisses de l’État, provoquaient un profond malaise parmi les élites, qui voyaient leurs ressources et leur dignité dilapidées dans des spectacles inutiles.
La rupture entre Caligula et les différents cercles de pouvoir culmina en 41. L’empereur avait aliéné non seulement le Sénat, mais aussi la garde prétorienne, corps militaire élitaire chargé de la sécurité de l’empereur. Ce ressentiment trouva un écho particulier chez Cassius Chaerea, un officier prétorien humilié par Caligula à plusieurs reprises. Déterminé à mettre fin à ce règne jugé insupportable, Chaerea fomenta un complot impliquant d’autres membres de la garde.
Le jour fatidique, le 24 janvier 41, commença comme une journée ordinaire pour Caligula, qui se rendit au palais pour assister à des jeux célébrés en son honneur. Ignorant les complots qui se tramaient, il traversa les couloirs somptueux entouré de courtisans et de gardes prétoriens, certains d’entre eux secrètement impliqués dans la conspiration. Alors qu’il se dirigeait vers une galerie pour rejoindre les festivités, Cassius Chaerea et ses complices mirent leur plan à exécution. Profitant d’un moment où Caligula s’éloigna de la foule principale, ils l’encerclèrent dans un passage isolé.
Chaerea, qui avait souvent été ridiculisé par l’empereur pour sa voix efféminée et sa supposée lâcheté, frappa le premier coup avec une violence implacable. Les autres conjurés suivirent, poignardant Caligula à plusieurs reprises, jusqu’à ce que son corps s’effondre dans une mare de sang. Alors que Chaerea accomplissait son acte, il aurait déclaré avec froideur : "Que ceci soit le coup d'un homme libre !" Une phrase qui résonna comme une condamnation du tyran.
Le tumulte attira quelques spectateurs terrifiés, mais les assassins poursuivirent leur macabre mission en ordonnant la dispersion. L’un des conspirateurs aurait ajouté, "Rome ne doit plus plier sous un dieu imposteur," reflétant le ressentiment profond des élites envers les prétentions divines de Caligula.
Le chaos s’étendit rapidement à l’intérieur du palais, où la panique gagna les serviteurs et les membres de la famille impériale. Craignant des représailles potentielles ou un retour des fidèles de Caligula, les conspirateurs décidèrent d’éliminer toute menace dynastique. L’impératrice Cæsonia, encore abasourdie par la nouvelle, fut exécutée sans clémence, tout comme leur jeune fille, Julia Drusilla, dont l’innocence ne pesa rien face à la peur des conjurés.
Dans les rues de Rome, la nouvelle de l’assassinat se propagea rapidement, provoquant un mélange de stupeur, de joie et d’inquiétude. Tandis que certains se réjouissaient de la fin d’un tyran, d’autres craignaient l’anarchie qui pourrait en découler. Le vide politique laissé par Caligula menaçait de plonger Rome dans une période d’instabilité, les institutions étant désormais sans figure dirigeante pour canaliser les tensions montantes.
Dans ce contexte d’incertitude, Claude, oncle de Caligula et dernier adulte survivant de la lignée julio-claudienne, fut découvert tremblant et caché derrière des rideaux dans le palais. Claude, de son nom complet Tiberius Claudius Caesar Augustus Germanicus, avait longtemps été relégué à des rôles mineurs dans la cour impériale. Considéré comme faible d’esprit en raison de troubles physiques, notamment des tremblements et des bégaiements, il avait souvent été moqué et négligé par sa propre famille. Pourtant, il était un érudit reconnu, passionné d’histoire et de droit, ayant écrit plusieurs ouvrages académiques.
Cette apparente insignifiance fut sa protection : jugé inoffensif et sans ambition politique, il échappa aux purges et complots qui éliminèrent d’autres prétendants potentiels. Lorsque la garde prétorienne le découvrit dans sa cachette, elle comprit rapidement l’avantage d’un tel choix. En le proclamant empereur, elle sécurisait sa propre position et évitait une guerre de succession. L’acclamation de Claude fut immédiate et bruyante, bien que ce choix surprît le Sénat, qui voyait en lui un dirigeant peu qualifié. Mais Claude, doté d’une intelligence pragmatique, sut consolider son autorité grâce à l’appui de l’armée et des réformes administratives qui marquèrent le début de son règne. Lors de son intronisation, Claude aurait déclaré : "J’espère qu’en me servant de ma faiblesse, je pourrai restaurer la force de Rome." Cette phrase illustrait la volonté de transformer un défaut perçu en un atout pour le bien de l’Empire.
L’épisode de l’assassinat de Caligula et de l’avènement de Claude révèle les tensions profondes et structurelles du système impérial romain. Si Caligula incarna les dérives d’un pouvoir personnel sans limites, abusif et mégalomaniaque, son successeur Claude initia un règne marqué par une réorganisation administrative et des réformes essentielles visant à stabiliser l’Empire. Claude réforma la gestion provinciale, élargit le recrutement des élites provinciales dans le Sénat et s’attela à renforcer les infrastructures, notamment en complétant des projets laissés inachevés.
Cependant, ces avancées ne purent effacer l’instabilité chronique qui persistait dans les mécanismes de succession. L’assassinat d’un empereur par ses propres gardes soulignait la vulnérabilité du pouvoir central, constamment exposé aux intrigues internes et aux ambitions des corps armés, notamment la garde prétorienne, qui pouvait faire et défaire les dirigeants. Cet épisode marqua donc à la fois une rupture brutale et un rappel des fragilités inhérentes à un système où le pouvoir suprême reposait moins sur des institutions solides que sur la dynamique des alliances et des équilibres de forces.