8 mai 1429, au matin, les cloches d’Orléans sonnent à toute volée tandis que les dernières campaniles de fumée anglaise se dissipent au-delà de la Loire. Dans la ville assiégée depuis près de sept mois, la population découvre un horizon dégagé ; sur les quais, les remparts et jusque dans les ruelles, monte une rumeur de délivrance qui mêle prières, cris de victoire et pleurs. À la pointe de cette vague se détache la silhouette d’une jeune femme de dix-sept ans, armée d’une confiance qui stupéfie les vétérans : Jeanne d’Arc. Pour les habitants, sa présence transforme soudain le siège en miracle et le temps en promesse.
Depuis près d’un siècle, la guerre tisse sa toile entre la Manche et les Pyrénées. Commencée en 1337, elle s’est nourrie des prétentions croisées des Capétiens et des Plantagenêt, des pulsations commerciales des laines flamandes, des faillites après la peste noire puis des oscillations monétaires qui épuisent les ateliers. En 1428, la France paraît rompue : le nord est contrôlé par les Anglo-Bourguignons, Charles VII n’est encore que « roi de Bourges », les caisses sont vides, la couronne hypothéquée aux changeurs lombards et les armées royales dispersées en compagnies sans solde. Le sentiment d’appartenir à un royaume se délite, grignoté par la peur des routiers qui écument les campagnes et par la lassitude des contribuables exsangues.
Orléans est alors bien plus qu’une place forte : verrou de la Loire, elle contrôle le dernier pont franchissable entre Blois et Jargeau et commande la jonction des routes reliant le Bassin parisien, le Berry et la Touraine. Sa position fait écho à une géographie des circulations lentes : bateaux à fond plat chargés de sel ou de bois, convois de mulets remontant le vin de Poitou, pèlerins gagnant Compostelle. Qui tient Orléans tient la porte du sud, et les Anglais l’ont compris lorsqu’ils entreprennent, à l’automne 1428, d’envelopper la ville dans un réseau de bastilles. Chaque poste ennemi se greffe sur un relief, chaque tranchée coupe un sentier d’approvisionnement, condamnant peu à peu la cité à la famine.
C’est dans cette atmosphère d’asphyxie que se propage, à la fin de février 1429, le bruit d’une paysanne des marches de Lorraine qui prétend porter secours au roi. Jeanne, fille de Jacques d’Arc et d’Isabelle Romée, a grandi sous l’autorité seigneuriale de Vaucouleurs et la surveillance étroite de l’Église. Les « voix » qu’elle dit entendre – celles de sainte Catherine, de sainte Marguerite et de l’archange Michel – trouvent écho dans une société où le sacré encadre chaque naissance, chaque récolte et chaque serment. Son message traverse le royaume comme une traînée de poudre : Dieu veut libérer Orléans et conduire le dauphin à Reims. Dans un monde pétri de signes, l’annonce cristallise l’espérance.
Le 29 avril, le corps expéditionnaire pénètre dans la ville par la porte Bourgogne. La bannière fleurdelisée de Jeanne se dresse sous les hourds, rallumant l’espoir d’une population. Les chroniques évoquent un « transfert d’énergie » : le soir même, les tavernes débordent, les notables rouvrent leurs bourses, les charpentiers réparent les hourds et les femmes filent le chanvre pour de nouveaux cordages. L’initiative repasse des assiégeants aux assiégés. Le 4 mai, Jeanne entraîne les capitaines français dans une sortie fulgurante contre la bastille Saint-Loup. Le 6, c’est au tour de Saint-Jean-le-Blanc, puis des Augustins. Là où l’art militaire tâtonnait, l’élan psychologique fait tomber les redoutes.
Au soir du 7 mai, la prise des Tourelles, point d’appui méridional anglais, coupe la communication entre les deux rives. Les barques ennemies, commandées par William Glasdale, dérivent en flammes. Le lendemain, alors que l’évêque Cauchon organise une défense tardive, Jeanne se tient sur la rive opposée, armure étincelante sous le soleil de printemps. Une trêve s’improvise : les Anglais, réduits à quatre jours de vivres, négocient leur repli ; Jeanne, fidèle à la règle chevaleresque de l’époque, permet qu’ils franchissent la Loire. Lorsque la poussière retombe, les Français défilent sur le pont réparé ; dans les églises on chante le Te Deum, et la date du 8 mai se grave dans la mémoire collective.
Le choc de cette libération dépasse la dimension militaire. Dans les foires de Tours, dans les greniers de Rouergue, jusqu’aux dédales de Bruges où l’on échange soieries contre tabards, la nouvelle circule plus vite que les marchandises ; elle réactive l’idée d’un royaume et non d’un agrégat de fiefs. Sur le plan politique, la cour reprend l’initiative ; trois mois plus tard, la chevauchée vers Reims conduit au sacre de Charles VII, restituant au monarque la légitimité sacrée dont dépend l’allégeance des provinces. L’effet domino se vérifie : Auxerre, Troyes et Châlons ouvrent leurs portes ; la Bourgogne commence à douter de sa fidélité anglo-flamande.
D’un point de vue plus lent, le 8 mai 1429 marque la première victoire d’une armée française en voie de professionnalisation. Charles VII, conseillé par Jacques Cœur et nourri des pratiques italiennes, entamera bientôt la création des compagnies d’ordonnance, écoles embryonnaires d’un État moderne. L’artillerie, déjà expérimentée sous l’impulsion de Jean Bureau, se perfectionnera jusqu’à triompher à Castillon en 1453. Sur le terrain fiscal, la gabelle et la taille permanente, nouveauté lourde mais efficace, donneront les moyens de solder les troupes sans mendier l’aide des villes. La libération d’Orléans devient ainsi l’amorce d’un glissement structurel : de la guerre féodale à la guerre d’État.
La figure de Jeanne d’Arc cristallise les attentes religieuses d’un peuple ballotté entre famines, épidémies et injustices. Son franc-parler bouleverse les codes de genre ; sa foi, inscrite dans chaque geste, répond à la quête de sens d’une société saturée de saint intercesseur. Elle meurt sur le bûcher de Rouen en 1431, mais le souvenir d’Orléans la précède : dans les sermons, sur les vitraux, dans les récits populaires, on évoque la pucelle qui échange l’épée de fer contre une épée messianique. Dès le XVe siècle, processions et mystères urbains fixent le 8 mai comme fête commémorative ; à la longue, cette mémoire nourrira la construction du roman national, jusqu’à devenir jour férié en 1920.
Si l’on élargit l’objectif, la libération d’Orléans constitue une charnière où se rencontrent forces lentes – reprise démographique après la peste, réorganisation des circuits commerciaux, apprentissage technologique de la poudre – et conjonctures brèves – échec anglais devant la muraille, émergence d’une chef de guerre paysanne. Bataille d’un jour, certes, mais point nodal de cycles de longue haleine : formation de la conscience nationale française, reflux progressif de la domination anglaise, ébauche d’une monarchie administrative qui s’appuiera sur le droit romain et sur les finances.
Lorsqu’on s’éloigne des archives militaires pour interroger les carnets de comptes, on découvre qu’au sortir du siège les salaires d’ouvriers maçons à Orléans bondissent de trente pour cent, signe d’une relance immédiate des chantiers. Les moulins riverains, remis en état, alimentent dès l’automne un surcroît d’approvisionnement vers Paris. En cela, l’événement influe sur l’économie autant que sur la diplomatie. Trois décennies plus tard, à l’issue de la reconquête, le royaume restauré se souviendra d’Orléans comme d’un réveil ; les chroniqueurs parleront de « printemps du royaume ».
Ainsi, le 8 mai 1429 n’est pas qu’une date gravée sur les plinthes des monuments ; elle est le point de retournement d’une marée séculaire. Entre la poussière des bastilles rasées et la ferveur des processions, entre le cliquetis des chaînes de pont et la parole d’une jeune bergère, se joue à la fois l’instant et les siècles. Orléans délivrée ouvre la voie à une France qui, lentement, passera de la mosaïque féodale à la monarchie administrative, de la solidarité de clocher à l’idée de nation. Dans l’allongement du temps, la ville libérée par Jeanne fait vibrer encore nos imaginaires ; elle rappelle que l’histoire, comme la Loire, avance par crues et replis, mais qu’un élan soudain peut changer le cours d’un fleuve.